Tous mes articles

Tout le fédéralisme en deux jours

A Baden, la route qui part vers Brugg traverse un quartier industriel dévolu depuis la fin du XIXe siècle à l'entreprise Brown-Boveri, devenue ABB il y a vingt ans. La multinationale a réduit l'ampleur de sa production ces dernières années, si bien que le quartier s'est ouvert à d'autres entreprises, mais aussi à d'autres activités, selon le modèle de beaucoup de friches industrielles – et en l'occurrence de manière assez réussie. C'est ainsi que l'on chemine dans des allées piétonnes soigneusement aménagées, bordées d'arbres, entre des rangées d'entrepôts et d'ateliers d'où sortent camions et chariots élévateurs, avant d'atteindre un monumental escalier menant, sur le flanc de la colline, à l'école professionnelle de Baden (BerufsBildungBaden, BBB).

C'est là que s'est tenue les 27 et 28 mars derniers, à l'invitation du canton d'Argovie, la Conférence (abusivement dite «nationale») sur le fédéralisme 2008, en allemand Föderalismuskonferenz 2008. Cette manifestation émane de la Conférence des gouvernements cantonaux; une première édition avait été organisée en 2005 à Fribourg, faisant suite à la Conférence internationale sur le fédéralisme qui avait eu lieu en 2002 à Saint-Gall.

La haie de drapeaux, les policiers en faction et l'alignée de limousines plus ou moins cossues gardées par leur chauffeur témoignaient de la présence à Baden de nombreux ministres – au moins autant que dans un sommet européen puisque vingt-six Etats étaient représentés! Et ces éléments de décor et de protocole exprimaient certainement de la meilleure manière qui soit le fédéralisme réel, tel qu'il est vécu quotidiennement, loin des théories alambiquées sur les valeurs fédéralistes.

Réflexe spontané ou réponse institutionnelle?

La confusion entre ces deux aspects, réel et idéologique, semblait pourtant très présente dans les discours prononcés durant ces deux journées. Les orateurs qui se sont succédé sont restés dans un schéma convenu: a) profession de foi personnelle en faveur du fédéralisme, b) inventaire des avantages du fédéralisme, tels que respect des minorités, proximité des citoyens et saine concurrence, c) condamnation d'un fédéralisme figé et appel à une évolution des mécanismes et des structures. Des représentants du monde politique, du monde économique, voire du monde artistique ont décliné ces divers éléments selon leur sensibilité, leur expérience personnelle, leurs convictions ou leurs intérêts; mais à tout moment, on sentait sourdre un fédéralisme conçu comme système d'organisation territoriale, du haut vers le bas, structuré selon des critères rationnels plutôt qu'en suivant les contours – parfois absurdes mais toujours bien réels – des communautés originelles.

Cette tentation organisatrice est compréhensible: les institutions de l'Etat fédéral, depuis cent soixante ans, ont façonné chez la plupart des Confédérés une «identité suisse» bien réelle. Mais cette «couche identitaire» récente ne doit pas faire oublier la réalité première des cantons, dont le fédéralisme helvétique a pour but principal d'assurer la coexistence. On saura gré à la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, invitée d'honneur en compagnie d'une forte délégation du lobby grison, d'avoir déclaré que le fédéralisme, à ses yeux, représentait moins une «réponse institutionnelle» à des problèmes politiques qu'un «réflexe spontané» guidant ses réflexions et son action.

Un thème qui aurait mérité d'être davantage évoqué est la diversité intrinsèque des cantons, de leur nature et de leur substance politique, des liens qui les unissent avec leurs voisins et, partant, de leur conception même du fédéralisme. Le canton de Vaud forme une nation, les lecteurs du journal homonyme le savent bien! Est-ce le cas de chaque canton? Atteignent-ils tous le même équilibre géographique, démographique, économique? Trouve-t-on partout la même capacité à assumer les tâches publiques, le même choix des compétences pouvant être déléguées à l'échelon fédéral? Poser ces questions, c'est rappeler que la qualité du puzzle ne provient pas d'une définition idéale du nombre et de la taille de ses pièces, mais bien de la diversité et de l'originalité de ces dernières. On pourrait alors reparler de fédéralisme différencié, notion connue dans d'autres Etats fédéraux sous le nom de fédéralisme asymétrique1; cette idée, défendue par la Ligue vaudoise, permettrait à certains cantons de revendiquer des compétences que d'autres préfèrent confier à la Confédération.

Le fédéralisme sonnant et trébuchant

En plus des séances plénières et de leur cortège d'exposés, des ateliers thématiques se sont déroulés l'après-midi du premier jour. On retiendra en particulier celui consacré à la concurrence fiscale où s'exprimèrent, entre autres, MM. Pascal Broulis, ministre vaudois des finances, et Hans Wallimann, son homologue du canton d'Obwald. Les discussions y furent plus courtoises que consensuelles. La concurrence est nécessaire et bénéfique à condition qu'on lui fixe des règles, répéta M. Broulis. Réplique de M. Wallimann: des règles existent déjà, nous les respectons; nous avons corrigé ce que le Tribunal fédéral nous a demandé de corriger.

La nouvelle péréquation financière entre la Confédération et les cantons fut bien évidemment au centre des discussions, les uns estimant qu'elle suffit à compenser les affres de la concurrence fiscale, les autres déplorant le sort financier injuste qu'elle réserve à leur canton et plaidant pour une réforme de la réforme. Notre grand argentier exprima notamment l'idée que la péréquation ne devrait pas seulement tenir compte du potentiel de ressources, mais aussi de la «pratique fiscale». Entendez par là: imposer un malus à ceux qui baissent les impôts. Ou, si vous préférez, un bonus à ceux qui les augmentent ou les maintiennent à un niveau élevé. Avis aux contribuables vaudois, déjà habitués à cette regrettable pratique en matière de péréquation intercommunale.

Ces questions concrètes ne se règlent pas en deux jours de Conférence sur le fédéralisme. Leur présence aux côtés des grands principes abstraits n'en était pas moins utile pour donner un reflet réaliste de la politique suisse, de même que pour aider le chancelier du canton d'Argovie, au moment de clore les débats, à dresser une liste quasiment interminable des thèmes abordés dans le cadre de cette manifestation.

(P.-G. Bieri, La Nation n° 1834, 11 avril 2008)

 

1 Nicolas de Araujo, Fédéralisme asymétrique: une solution mondialement reconnue, La Nation No 1778 du 17 février 2006.

Tags:   La Nation