Tous mes articles

Se battre pour sa poste

Le grand jaune et les petits casseurs

Beaucoup de personnes s'indignent de ce que la Poste annonce la fermeture d'un grand nombre de ses bureaux, tant en ville qu'à la campagne. On se demande bien pourquoi une telle indignation: la Poste, c'est le guichet où huit fois sur dix on est mal reçu, c'est le prix de l'affranchissement qui monte, c'est le courrier urgent pour la «rue de Genève» qu'un lecteur optique myope envoie se perdre au bout du lac, c'est l'enveloppe déchiquetée par une trieuse-broyeuse trop zélée, c'est les photos de vacances perdues parce que le film n'était pas protégé dans un conteneur blindé. Et maintenant, cerise sur le gâteau, on lit dans un quotidien vaudois que l'envoi d'argent ou de valeurs par courrier ordinaire «est non seulement peu recommandé» - merci on le savait déjà - mais qu'«il est même interdit». Les grand-mamans qui envoient à leurs petits-fils un billet de 100 francs avec une carte de Noël se mettent donc hors la loi, et non seulement elles peuvent de se faire piquer leur pognon par des voleurs de courrier ou par des facteurs indélicats, mais elles risquent en plus une amende par la direction de la Poste! Bien sûr, elles ont le droit de respecter les directives du géant jaune en se déplaçant au guichet et en payant 9 francs. Donc, puisque l'on ne peut plus rien confier à la Poste qui ne soit automatiquement retardé, perdu, dépecé, interdit ou hors de prix, pourquoi ne pas plutôt louer des bicyclettes et aller porter son courrier soi-même?

En fait, il n'existe qu'un seul endroit et qu'une seule raison valable pour maintenir quelques improbables postes de quartier: c'est à Genève, où il paraît que les bandes de jeunes casseurs des banlieues utilisent leurs numéros postaux comme autant de signes de reconnaissance qu'ils taguent sur les murs pour marquer leur territoire. On imagine sans peine qu'une rationalisation inconsidérée du réseau postal entraînerait des regroupements déchirants entre clans rivaux et susciterait de durs affrontements identitaires dans les cités. C'est ce qui s'appelle «se battre pour sa poste».

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 8 mars 2002)