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Rien à dire

Certains pays restreignent la liberté d’expression. Les individus qui expriment des idées gênantes pour le pouvoir y ont souvent de très sérieux problèmes. Tous les autres, qui n’ont rien d’intéressant à dire, craignent d’avoir eux aussi des problèmes et par conséquent se tiennent à carreau.

D’autres pays affirment que la liberté d’expression est un droit fondamental. Les individus qui expriment des idées gênantes pour le pouvoir y ont souvent d’assez sérieux problèmes. Tous les autres, qui n’ont rien d’intéressant à dire, peuvent abreuver le domaine public de milliers de commentaires inutiles et généralement stupides.

Durant le week-end de Pâques, le bateau à vapeur historique «Simplon», amarré à la hâte à Cully après une avarie, a été assez gravement endommagé par une tempête de vaudaire. Durant les heures qui ont suivi, des centaines et peut-être même des milliers de commentaires indignés et outrés ont été publiés sur les réseaux sociaux et sur les médias en ligne, pour dénoncer un scandale et s’offusquer de l’impéritie de la direction de la CGN. Des myriades d’individus, désœuvrés, aigris, parfois analphabètes, se sont improvisés enquêteurs, procureurs, juges et bourreaux pour expliquer qu’il aurait été très simple de faire mieux, et pour exiger que les coupables soient châtiés, congédiés et dépouillés. Le «bon peuple» ne réclame pas de voir le «Simplon» naviguer à nouveau, mais seulement de voir des têtes tomber.

Le fait que le directeur et le président du conseil d’administration de la CGN soient des socialistes connus a amplifié les invectives: à travers eux, c’est toute la politique de gauche qui a été raillée, houspillée, vitupérée et dénigrée. Dieu sait que le socialisme est une cause de naufrage, voire un naufrage en soi; mais en l’occurrence il ne s’agit pas de cela. Le choix d’amarrer le bateau à Cully plutôt qu’à Ouchy ne semble pas avoir résulté de considérations idéologiques. Et surtout, les commentateurs à plein temps qui accablent aujourd’hui les dirigeants de la CGN pour dilapidation de biens publics sont les mêmes qui, il y a un mois, trépignaient en faveur de la 13e rente AVS voulue par les mêmes socialistes. Jusqu’à preuve du contraire, il est peu probable que la réparation du «Simplon» coûte 5 milliards de francs par année.

Il est possible que les responsables de la CGN aient manqué de clairvoyance, et même qu’ils se soient montrés incompétents; mais il est certain que les ânes qui s’expriment sur internet n’en savent fichtrement rien et ne seraient de toute manière pas capable de faire mieux. Et que leur «avis» – qui se résume au recopiage laborieux de ce qu’ont péniblement rédigé leurs préopinants – n’intéresse que ceux qui les écrivent et pas ceux qui les lisent.

A Audiard («C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule»), nous préférons Coluche («De tous ceux qui n'ont rien à dire, les plus agréables sont ceux qui se taisent»). Ou George Eliot – pour montrer notre ouverture à la littérature féminine – qui aurait joliment écrit: «Béni soit l'homme qui, n'ayant rien à dire, s'abstient d'en administrer la preuve en paroles!»

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2250, 5 avril 2024)