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Fausses perfections et vraies trognes

Images d'Epinal dans les bureaux de la société Machin

Vous êtes le patron de la société Machin, spécialisée dans des services de gestion et de conseil. Vous désirez réaliser des images publicitaires illustrant les activités de votre entreprise. Dédaignant l'amateurisme et le bricolage, vous avez mandaté un consultant en communication qui vous a onéreusement suggéré de cacher vos employés pendant une journée et de les remplacer par des professionnels, c'est à dire des acteurs ressemblant à des employés de banque modèles, au visage aussi expressif que ceux des mannequins dans les vitrines des grands magasins. Vous les mettez en scène selon l'un des immuables scénarios novateurs des grands communicateurs: un bureau moderne, vitré, une table ou apparaissent des documents de travail qui n'ont normalement rien à faire là et que l'on a disposés de manière soigneusement négligée. De jeunes cadres dynamiques sont assis autour de la table, voire sur son bord pour se donner un style plus cool. L'un d'entre eux, un «battant» qui vient de réussir un coup fumant grâce aux conseils géniaux de la société Machin, affiche un sourire Colgate exprimant la béatitude du gagneur et lève un poing victorieux vers de futurs succès professionnels. Il a les manches retroussées, la cravate en bataille autour d'un col de chemise ouvert, une montre en or. A côté de lui, un peu en retrait, un homme plus âgé, quelques rides discrètes sur un front hâlé, le veston un peu plus strict: c'est le conseiller de la société Machin qui, modestement, se réjouit du succès de son client de manière tout à fait désintéressée et sans vouloir insister trop lourdement sur ses honoraires. Autour d'eux, les autres cadres dynamiques participent à cette sucess-story en montrant leurs dents blanches et en pointant un doigt vague vers l'avenir radieux symbolisé par un écran que l'on ne voit que de dos mais que l'on imagine afficher les chiffres merveilleux de la bourse. Ces gens n'ont visiblement aucune idée du travail qui s'effectue ordinairement dans la pièce où ils se trouvent. Chacun a le visage un peu crispé à force de devoir garder son air décontracté pendant toutes ces heures de prises de vues...

Pour les familiers de l'entreprise, pour les clients qui ne sont pas tous des imbéciles, ces images artificielles et apprêtées sont exaspérantes. Puissent-elles au moins donner l'envie de foncer jusqu'aux bureaux de la société Machin pour voir à qui ressemblent les vrais employés, les grands maigres et les petits gros, les joviaux et les acariâtres, les dandys et les baroudeurs, pour voir comment sont leurs vraies places de travail, celles des maniaques de l'ordre et celles des bordéliques géniaux, pour voir quelles sont leurs vraies manières de travailler, leurs vrais gestes, leurs vrais habits, leurs vrais instruments. Assez de fausses perfections: montrez-nous des trognes originales!

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 14 juin 2002)