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Les lecteurs devraient se contenter de lire

Et les lectrices de feuilleter des magazines de mode

Les lecteurs de nos quotidiens habituels devraient se contenter d'être des gens qui lisent et s'abstenir d'être des gens qui écrivent. C'est la réflexion que l'on se fait généralement en consultant la rubrique du «courrier des lecteurs», vitrine édifiante de la petitesse du citoyen moyen. Des papys et des mamys qui ont du temps à nous faire perdre y étalent en effet leurs affections bêtifiantes, leurs aigreurs personnelles, leurs préoccupations au ras des pâquerettes, leurs désaccords avec leurs préopinants dans cette même rubrique, et surtout leurs conseils sentencieux qui trahissent à chaque fois l'étroitesse de leur réflexion, l'étendue de leur ignorance ou la vigueur de leur mauvaise foi.

Le courrier des lecteurs est ainsi un lieu où l'on s'apitoie sur les pauvres, les «exclus», les «sans grade» et les animaux de compagnie. Où l'on résiste à toute réorganisation des services publics et où l'on s'accroche à «sa» poste, ce qui nous vaut de payer notre courrier plus cher cette année. Un lieu où l'on croit inventer la poudre, tel ce citoyen conseillant à la police de surveiller des lieux d'agressions avec des inspecteurs en civils. Un lieu où l'on crache sa haine de l'automobile, de la vitesse, des phares antibrouillards et de la liberté individuelle. Un lieu où l'on défend les femmes en insultant Blocher. Un lieu où l'on peut enfin régler ses comptes avec ses voisins et avec le reste du monde, en particulier avec les «patrons» et les «riches», forcément coupables de tous les maux de la terre.

Dans ce brouet indigeste, les perles sont rares. Bornons-nous ici à relever une savoureuse coïncidence. On a pu lire, il y a quelques jours, deux lettres de lectrices qui prenaient heureusement le contre-pied des hauts cris journalistiques à propos de la dernière élection au Conseil fédéral. La première affirmait: «A part Mme Ruth Metzler, belle et élégante, nos politiciennes ne représentent pas les femmes de ce pays. Elles s'expriment très mal et sont fagotées à la vieille mode, souvent ont les cheveux coupés à la garçonne et gras. Par leur comportement, elles n'attirent pas les électrices.» La seconde, en revanche, tout en critiquant elle aussi l'hystérie pro-féministe, astiquait cette fois notre ex-conseillère fédérale: «Est-ce qu'une élue de 39 ans qui s'habille volontiers en minijupe et/ou tailleur et se déplace en hélicoptère pour raison privée est censée mieux représenter les femmes et la jeunesse?»

On se réjouit qu'une analyse sérieuse nous apprenne enfin si Christoph Blocher, en fonction de ses habits et de sa coupe de cheveux, peut valablement représenter les hommes au Conseil fédéral.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 9 janvier 2004)