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Des noms d'oiseaux au service de la lutte des classes

Nous nous sentons égaux aux autres et c'est pour cela que nous les insultons

Il n'y a, a priori, aucune raison pour lire autre chose que Mix&Remix dans L'Hebdo. Pourtant il arrive parfois qu'on se laisse aller paresseusement à feuilleter quelques pages supplémentaires. C'est ainsi qu'on découvre, dans l'édition du 29 janvier du magazine hebdomadaire de la gauche romande, un dossier sur les insultes qui fleurissent de plus en plus souvent dans les rapports commerciaux et administratifs de tous les jours.

Les auteurs de l'article se perdent en conjectures sur les raisons qui poussent des clients (ou usagers) impatients, malpolis et grossiers à apostropher injustement de pauvres employés (ou fonctionnaires) qui ne leur ont rien fait. S'expriment des insultés, des insulteurs, des responsables commerciaux et administratifs, des sociologues, des psychologues, des «chercheurs», un retraité qui estime que «les gens sont tout simplement mal élevés». On accuse le stress, le durcissement des relations sociales, le néo-libéralisme, la pleine lune, les jours de pluie... (je n'invente rien, cela se trouve dans l'article!) Personne ne soulève en revanche l'hypothèse que les personnes insultées - certes pas toujours mais quelques fois quand même - l'ont bien mérité. Personne n'affirme que les gens «qui ne nous ont rien fait» sont souvent des gens qui n'ont rien fait du tout, que tel gros empoté derrière son guichet pourrait être plus aimable et plus dynamique, que les employées de banque pourraient faire des sourires, que les percepteurs d'impôts auraient mieux fait de choisir un métier honnête. Un bon statisticien pourrait raisonnablement évaluer qu'entre 30 et 50% des insultes proférées en Suisse romande sont, sinon justifiées, du moins compréhensibles, voire hélas pertinentes sur un plan purement factuel. Ce qui n'excuse pas les 50 à 70% restant, on est bien d'accord.

L'on aurait pourtant tort de croire que L'Hebdo condamne sans réserve ce manque de savoir vivre. Les vieux réflexes socialisants reprennent toujours le dessus: «Les chercheurs finissent par donner raison au retraité de Chêne-Bougeries: les gens sont moins bien élevés qu'avant. Mais ils ajoutent, sourire en coin, que l'impolitesse a du bon. Car les gens sont aussi plus libres et plus égaux! (...) Nous vivons dans un monde où les cadets n'obéissent plus forcément aux aînés, les femmes aux hommes, les élèves aux maîtres. Et tout retour en arrière est impossible», conclut l'un de ces doctes intellectuels.

D'où nous déduisons que nous nous sentirons, sinon plus égaux à eux, du moins beaucoup plus libres lorsque nous aurons dit leurs quatre vérités à toute cette clique de gauchistes.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 20 février 2004)