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L’épopée sibérienne

On aurait pu lire les huit cents pages de L’épopée sibérienne1 avant de traverser la Russie à bord du Transsibérien. Les paysages, les villes, les grands fleuves auraient alors pris davantage de profondeur historique. Si toutefois on a commencé par le voyage, on n’en éprouve pas moins de plaisir à dévorer ensuite le livre d’Eric Hoesli «en connaissance de cause», en associant mentalement d’innombrables images aux lieux évoqués.

Le récit ou plutôt la suite de récits que nous livre l’ancien journaliste devenu professeur représente le fruit d’environ dix ans de recherches et de voyages. On y découvre comment les Russes, dès le début du XVIe siècle, ont commencé à repousser les limites du monde connu, qui s’arrêtait alors à la chaîne de l’Oural, et comment ils ont progressivement exploré, conquis et domestiqué les milliers de kilomètres qui les séparaient de l’Océan Pacifique. Cette conquête s’est faite en suivant les grands fleuves et les autres cours d’eau, qui représentaient au départ les voies de communication les plus commodes; mais aussi, parallèlement, en s’élançant dans l’immensité glacée de l’Océan Arctique, le long de la côte septentrionale du continent.

Les motivations étaient d’abord économiques et commerciales, mais parfois aussi militaires et stratégiques. Certaines impulsions ont été données par le pouvoir politique, d’autres sont venues d’initiatives privées; mais dans tous les cas et à toutes les époques, les étapes décisives de l’épopée sibérienne ont été rendues possibles par la volonté, la persévérance et l’ingéniosité d’aventuriers hauts en couleurs. Les exploits de ces personnages hors du commun constituent la trame du livre.

Marchands et guerriers, explorateurs et navigateurs

Nous faisons ainsi connaissance avec la famille des marchands Stroganov, les premiers à étendre leurs possessions vers l’est, à la recherche du sel, puis des fourrures – la «fripe douce et précieuse». Nous suivons ensuite le Cosaque Ermak Timofeïevitch, engagé avec une petite armée pour défendre les places fortes et les routes commerciales nouvellement créées à l’est de l’Oural; on lui doit l’exploration de toute la Sibérie occidentale.

Au nord, des marins européens cherchent à se frayer de nouvelles routes commerciales vers la Russie, et plus loin, pourquoi pas, jusqu’en Chine. Le Hollandais Willem Barents échoue dans ce pari fou et y perd la vie, laissant son nom à une vaste mer. Le Cosaque Semion Dejnev a plus de chance: parti faire fortune en Yakoutie, il se lance dans une expédition où l’obsession d’aller toujours plus loin lui fait découvrir, presque par hasard, le détroit entre l’Asie et l’Amérique, alors que la séparation des deux continents était encore mise en doute. Un siècle plus tard, en 1728, ce détroit prend le nom du navigateur danois Vitus Béring, chargé par le tsar Pierre le Grand d’explorer les côtes nord du Pacifique, jusqu’au continent américain. Les Russes débarquent alors en Alaska, le point le plus oriental de leur conquête, au-delà duquel ils rencontrent ensuite des colonies européennes. Au XIXe siècle, un intérêt mutuel rapproche, de part et d’autre de l’Océan Pacifique, les pionniers de la Sibérie et ceux des Etats-Unis d’Amérique, avec le projet, finalement interrompu, d’une ligne télégraphique reliant ces deux «nouveaux mondes».

Pendant ce temps, au cœur de la Sibérie, le comte Nikolaï Mouraviov-Amourski dispute à la Chine le contrôle du fleuve Amour, indispensable voie de transport jusque dans l’extrême orient russe. Mais la navigation et les (médiocres) pistes pour chevaux ne suffisent plus: on commence à songer au chemin de fer. Le père spirituel du Transsibérien est le colonel Evgueni Bogdanovitch, qui voit dans la construction d’une voie ferrée un remède aux famines qui affaiblissent le centre de la Sibérie. Le tracé de la nouvelle ligne fait l’objet de controverses et de rivalités avant que Sergueï Witte, ministre des transports, puis des finances, ne lance les travaux dans les années 1890.

D’autres personnages encore continuent à s’intéresser à la maîtrise du nord du continent eurasiatique, que ce soit sur l’eau, avec la percée d’une véritable route maritime par l’Océan Arctique, ou sur terre, avec des projets de nouvelles lignes de chemin de fer à travers la toundra. Ces projets ferroviaires sont imaginés par le peintre Alexandre Borissov au moment où éclate la révolution bolchevique; Lénine soutient l’idée, et Staline s’en inspire à son tour avec son projet de chemin de fer «transpolaire», qui restera toutefois une «voie morte» au milieu des étendues désertes.

Une terre de souffrances humaines et de richesses naturelles

Avant la révolution déjà, mais encore bien davantage après, la Sibérie acquiert la réputation d’être «la plus vaste prison au monde». Le tsar Nicolas Ier y exile les comploteurs «décembristes» en 1825. De nombreux détenus sont en outre employés dans l’exploitation des mines et sur les grands chantiers des voies de communication. Sous le régime stalinien, le nombre des prisonniers politiques est souvent «adapté» en fonction des besoins des travaux en cours, et les goulags, plus que des camps de détention, sont avant tout des camps de travail.

Avec l’arrivée de la Guerre froide, la Sibérie s’affirme comme la principale réserve stratégique de ressources naturelles pour l’URSS. Au-delà des minerais parfois précieux, on y cherche – et on y trouve! – du gaz, puis du pétrole, dans des quantités gigantesques. Ce pétrole sert à alimenter la lourde et onéreuse économie soviétique, jusqu’au moment où l’URSS, devenue complètement dépendante de cette course aux forages et à l’extraction, s’effondre.

Le livre d’Eric Hoesli est à l’image du Transsibérien: on le parcourt pendant des jours, sans ennui et en se réjouissant à chaque instant de pousser la découverte plus loin. On a même le droit d’aborder dans le désordre cette suite de récits, d’aventures qui se suivent, se complètent et s’enchevêtrent, pour former finalement une grande fresque décrivant comment cet immense continent s’est révélé progressivement au monde occidental.

Parmi les nombreux remerciements exprimés par l’auteur, on remarque celui adressé à M. Frederik Paulsen, explorateur passionné et aujourd’hui consul général honoraire de Russie à Lausanne, qui a beaucoup œuvré pour «ouvrir» la Sibérie à la curiosité des Européens. On ne saurait trop se féliciter d’une telle ouverture.

(Pierre-Gabriel Bieri, La Nation n° 2126, 5 juillet 2019)

1 Eric Hoesli, L’épopée sibérienne – La Russie à la conquête de la Sibérie et du Grand Nord, Editions des Syrtes, 2018, 832 pages.

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