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Wrocław (Breslau)

Görlitz. Zgorzelec en polonais. Une lumière blafarde éclaire le panneau contre le mur de la gare, le long d'un quai étroit et désert. Plusieurs équipes de douaniers en vert, puis en kaki, traversent le train. Ce n'est pas seulement l'Allemagne que l'on quitte, mais aussi l'Union européenne. On entre dans un pays qui, il y a dix ans, appartenait encore au «Bloc de l'Est». Les contrôles sont minutieux, mais sans plus. Au bout d'un long moment, le convoi repart et s'enfonce dans la nuit. A peine quelques kilomètres plus loin, mon natel reçoit un message de bienvenue de l'opérateur téléphonique local. En dix ans, la technologie occidentale a eu le temps de se précipiter à la rencontre de 38 millions de consommateurs potentiels! Mais on ne voit quasiment aucune lumière, les villages sont rares. La première gare où l'on s'arrête ne figure sur aucune carte... jusqu'à ce que je comprenne que «Wyjscie» signifie simplement «sortie»!

Après avoir roulé plus de deux heures sur des voies en mauvais état, le train arrive à Wrocław. Délicieux sentiment de dépaysement - peut-être un peu d'appréhension aussi - dans ce décor inconnu au milieu de gens débitant à toute vitesse une langue incompréhensible. La gare, comme quelques autres édifices publics vus en Pologne, présente une architecture étonnante avec ses murs blancs flanqués à chaque angle de tours octogonales surmontées de créneaux. Pourtant au milieu de cette ville lointaine, c'est une voiture à plaques vaudoises qui vient me chercher! Cela fait une année que ces amis se sont établis là-bas, mais «les taxes d'immatriculations sont chères, les tracasseries administratives sont nombreuses, alors on s'arrange»...

La voiture se lance dans de grands boulevards sur des pavés qui provoquent un bruit infernal. D'autres véhicules dépassent par la gauche et par la droite. On sort de ville et fonce dans la nuit à travers la campagne, sur une longue route droite bordée d'arbres comme j'en verrai souvent par la suite. Au centre d'une petite ville de banlieue, on s'engage dans un chemin secondaire cahoteux pour stopper enfin vers un hameau au milieu de nulle part. La maison, confortable, est officiellement «en construction», pratique courante pour éviter toutes sortes de taxes et d'assurances. Pendant deux semaines, j'entendrai un nombre infini de ces histoires d'arrangements, de combines, de ruses, que ce soit avec l'administration ou dans les relations commerciales. Pour ne pas se faire avoir, il faut être attentif, prudent, aligner quelques zlotys si nécessaire, ou alors disposer d'un moyen de pression, éventuellement l'inventer, brandir une menace de dénonciation. L'amie qui me reçoit et me sert de guide me recommande la méfiance vis-à-vis de tout le monde, fonctionnaires, vendeurs, passants. Elle semble avoir un sixième sens pour porter un jugement sur les gens auxquels nous avons à faire.

En ville, il n'y pas de parcomètres mais des employés communaux chargés de vendre des coupons de parcage. «Il faut toujours vérifier que les coupons délivrés correspondent au montant payé, surtout si l'on porte des plaques étrangères!» Le premier endroit à visiter est le «Rynek», grande place centrale carrée entourant l'hôtel de ville et bordée d'anciennes maisons de style allemand, rénovées, aux couleurs vives et aux frontons décorés. Wrocław, en allemand Breslau, capitale de la Silésie, est devenu polonaise après la Deuxième Guerre mondiale. L'est de l'Allemagne est devenu l'ouest de la Pologne et les Allemands en ont été chassés pour laisser la place aux Polonais de l'est chassés par les Russes. Le contentieux n'est pas entièrement clos. On dit que les anciens, dans les campagnes, ont toujours hésité à bien s'installer car ils craignaient un retour des Allemands. Sur les ondes FM, un programme diffuse des émissions en allemand et en polonais destinées à encourager la compréhension entre les deux peuples. Dans les magasins, les vendeurs parlent plus volontiers l'anglais. Au volant d'un vieux taxi Mercedes, un chauffeur répond spontanément en allemand en voyant un étranger, mais son visage s'éclaire si on lui dit «jestem Szwajcarem» (je suis suisse).

Le centre ville est plein d'animation, de touristes, d'étudiants. Les commerces modernes et les restaurants se succèdent de manière accueillante. Un peu partout, on trouve de petits kiosques rouges couverts de journaux. Au bord d'un trottoir, une dame est assise sur une chaise devant une pile de bonnets en laine que personne n'achète. Ailleurs, ce sont des stands de fruits et légumes qui sont installés. La circulation est dense. De puissantes voitures allemandes au luxe ostentatoire côtoient de vieux véhicules de l'ère communiste, en particulier les omniprésentes «Polonez».

Sur la rive nord de l'Odra (Oder) se dresse la cathédrale, au bout d'une rue bordée de petites maisons riches et propres abritant le personnel et les activités de l'Eglise catholique. Celle-ci est très respectée en Pologne; aussi bien en ville que dans la campagne, de nombreuses églises de briques rouges dressent leurs hautes tours effilées, ou alors étalent leur architecture moderne et massive dans les nouveaux quartiers de banlieue.

Le long des larges avenues qui mènent vers la périphérie, de vieux immeubles gris et des zones industrielles délabrés alternent avec des rangées de hauts locatifs ou de petites villas, entrecoupées parfois par un petit bout de campagne. D'interminables colonnes de voitures se forment de part et d'autre d'un passage à niveau qu'une dame avec un petit drapeau jaune a fermé manuellement dix minutes avant le passage d'une misérable rame de banlieue entièrement «taguée». On trouve aussi de gigantesques centres commerciaux où les Polonais viennent désormais rattraper leur retard sur la société de consommation. Ce qui n'empêche pas les heureux propriétaires d'un jardin potager d'apporter des cageots de pommes à leurs amis entassés dans des appartements, lesquels offrent en retour de copieuses rations de «pierogis», sortes de raviolis fourrés à la viande et à l'ail (succulent), à la pomme de terre (un peu bourratif) ou encore aux myrtilles (pas terrible...).

Si la grande ville se rapproche inexorablement du mode de vie que nous connaissons, la campagne en revanche ressemble encore un peu à la Syldavie dessinée par Hergé. Les villages sont pauvres, traversés par des routes défoncées en pavés ou en terre, beaucoup de maisons tombent en ruines, certaines sont signalées par des écriteaux triangulaires «chute de pierres». Au cours d'une marche en forêt, nous rencontrons un puits où des familles viennent chercher de l'eau qu'elles emportent dans de grosses bouteilles en plastiques. «La Pologne est un pays riche mais le gouvernement accapare tout!» Rengaine fréquente exprimée sur un ton définitivement résigné. Pourtant chaque localité ou presque abrite un château, maison de maître ou donjon entouré d'eau, souvent transformé officieusement en hôtel-restaurant ou en un discret centre de réunion! Pour un visiteur bien guidé, les plaines de Silésie et les collines plus au sud en direction de la Tchéquie offrent ainsi de multiples occasions de découvertes étonnantes.

La Nation n° 1675, 8 mars 2002

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