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Leipzig, Dresde

En quittant Lausanne par le train à 6 heures et demie du matin, il est possible d'arriver le même soir à Wroclaw, en Pologne. Celui qui ne parvient pas à respecter cette échéance matinale doit en revanche se résigner à faire le voyage en deux jours. Se résigner? Avec du recul, on dira plutôt que le hasard fait parfois bien les choses, en particulier lorsqu'il oblige le voyageur trop pressé à s'arrêter dans deux villes saxonnes remarquables: Leipzig et Dresde.

Le voyage du premier jour est ponctué par deux changements de train - autant d'occasions de se restaurer sur des terrasses en profitant d'une belle journée d'octobre - à Bâle et à Mannheim. Depuis cette ville, un Intercity Express va traverser l'Allemagne dans presque toute sa largeur. Premier arrêt à Francfort. De la place 74 que l'on a réservée, on se pousse sur la 75 qui est libre pour mieux admirer la ligne des gratte-ciel se découpant sur un fond bleu pâlissant. Mais une acariâtre paire de lunettes nous rappelle à l'ordre: «C'est ma place! Vous devez vous lever!» Ayant récupéré son précieux siège vers la fenêtre, la dame plonge son nez dans un manuel de vétérinaire et ne l'en ressortira qu'à Erfurt.

Le train roule maintenant en Thuringe. Il y a dix ans à peine, c'était encore l'Allemagne de l'Est. L'obscurité tombante n'en laisse déjà plus apparaître que quelques bancs de brouillard blanc comblant le vallonnement de la campagne. Après des heures de roulis silencieux et luxueux, la rame blanche et rouge arrive en gare de Leipzig. La marquise a l'air immensément large. La documentation touristique affirme que, construite en 1915, c'est en effet une des plus grandes gares en terminus d'Europe. Au bout des voies, des halls monumentaux accueillent le voyageur. Le fronton du bâtiment, large de près de 300 mètres, domine une place parsemée de trams, de voitures et d'arbres. Il est 21 heures, il fait nuit, les lumières semblent moins nombreuses que ce dont on a l'habitude chez nous.

Le soir après avoir trouvé un hôtel, et le lendemain matin avant de reprendre le train, on profite de déambuler dans les rues. La vieille ville forme un carré ceinturé de grands boulevards. Au centre, sur l'immense «Marktplatz» de 10'000 mètres carrés, se trouvent l'ancien Hôtel de Ville de 1557 ainsi que l'Ancienne Balance, qui rappellent la vocation de Leipzig comme centre de commerce et de foires. Plus au sud, bordant le «Ring», se dresse le nouvel Hôtel de Ville de 1905, sorte d'imposant château baroque - «Arx nova surrexit» est-il écrit -, aussi archaïque par ses énormes blocs de pierre gris clair que moderne par la hauteur de ses six ou sept étages.

Les ruelles sont bordées tantôt d'anciennes maisons rénovées, tantôt de locatifs modernes, tantôt de terrains en friche où rien n'a encore été reconstruit. Une large allée de verdure apparaît soudain totalement incongrue au détour d'une étroite place pavée. Ailleurs, c'est l'arrière ruiné d'un immeuble de briques rouges qui rappelle les blessures de guerre. Si la période d'avant 1945 est encore présente de bien des façons, on perçoit en revanche plus difficilement les marques de l'ère communiste, qui semblent se résumer à la tour de l'Université et à quelques vieux trams. Comme une parenthèse de quarante-cinq ans que l'on aurait soigneusement refermée. Cette impression se renforce lorsque le voyage reprend et que le train, quittant un centre-ville soigné, traverse cette fois de vastes étendues d'usines et d'entrepôts à l'abandon, successions de murs de briques rouges et de hautes cheminées autour desquels le temps semble s'être arrêté depuis la fin de la guerre.

D'autres paysages industriels défilent maintenant, plus évocateurs de l'époque de la RDA, entrecoupés par des champs vallonnés et des villages ternes. Autant le voyage du retour, dix jours plus tard, par l'autoroute, évoquera les investissements gigantesques réalisés en faveur des «nouveaux Bundesländer», autant la ligne du chemin de fer nous plonge ce jour-là dans l'atmosphère grisaille d'une transition difficile entre la période dont parlent les livres d'histoire et le monde dans lequel nous vivons.

* * *

Mais le décor change encore. La plaine est bordée de longues collines où l'on distingue de belles maisons au milieu des arbres. Le train arrive à Dresde. Il est prévu de n'y faire qu'une brève étape, le temps de trouver une correspondance en direction de l'est. Pas la peine donc de poursuivre jusqu'à la «Hauptbahnhof»: il suffit de descendre à la gare de Dresde-Neustadt, au nord de la ville, passage obligé pour tous les trains vers la Pologne. Seul imprévu de taille: le prochain ne part qu'à 18 heures. Il reste cinq heures à attendre!

Contre mauvaise fortune bon cœur: les bagages sont rangés dans une consigne et l'on part à pied à la découverte de cette ville, dont on sait qu'elle fut entièrement ravagée par les bombes américaines et britanniques dans la nuit du 13 au 14 février 1945, en un déluge de feu qui fit périr en quelques heures au moins 35'000 habitants. En face de la gare de Neustadt se dresse encore un pâté de façades noircies dont les fenêtres laissent entrevoir de l'herbe, des cailloux et le ciel. On descend vers le centre-ville en longeant d'anciens immeubles en briques et des locatifs modernes, sans style et de toutes grandeurs, largement espacés autour de grandes avenues rectilignes. Passant entre deux imposants palais, intacts, qui bordent la rive droite, on se décide à emprunter le «Carolabrücke» sans trop savoir ce qu'il pourrait y avoir de mieux de l'autre côté... Et c'est là que, d'un seul coup, le regard découvre Dresde!

Le tableau est magnifique. L'Elbe, déjà large, coule sous nos pieds en direction de Hambourg, parsemée de bateaux. A sa droite, une vaste promenade gazonnée. A sa gauche, un quai encombré de cars touristiques, puis des murs de pierres surmontés de longues allées ombragées par des arbres. On pense aux quais de la Seine à Paris. Au fond, une esplanade remplie d'une foule dense que l'on croit entendre malgré la distance, et derrière, face à nous, la «Hofkirche». Aurait-on surgi dans quelque décor de film? Rien en tous cas ne ressemble aux autres villes allemandes, ni aux quartiers que l'on vient de quitter.

Suivent de longs moments de découverte et d'enchantement à travers des esplanades, des escaliers, d'étroits passages, d'immenses places. A Leipzig l'argent, à Dresde la cour: l'ancienne résidence des Ducs de Saxe affiche encore aujourd'hui sa beauté et son luxe, malgré les destructions de la guerre. Pourtant ces dernières n'ont pas toutes été effacées. L'arrière du Château offre un contraste saisissant où la peinture vive des ailes remises à neuf côtoie des éboulis de bois et de gravats. Plus loin, un gigantesque échafaudage cubique abrite la reconstruction de la «Frauenkirche», écroulée il y a cinquante-six ans au milieu des bombardements. Devant le chantier, des centaines de blocs de pierre alignés et ordonnés attendent d'être remis à leur place et semblent défier l'histoire.

Vus de plus loin, ces beaux édifices ne constituent hélas qu'un minuscule joyau, un cœur étincelant au milieu d'une masse grise d'avenues et de bâtiments que la «République démocratique allemande» a fait surgir à l'infini, là même où les photographies de 1946 montrent des ruines à perte de vue. C'est pourtant la vision d'une ville belle et brillante que l'on emporte avec soi tandis que, traversant un autre pont plus à l'ouest, on rejoint la gare de Neustadt pour poursuivre un voyage qui avait failli ne pas s'arrêter à Dresde.

La Nation n° 1673, 8 février 2002

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