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Cracovie

Alors que les meilleurs chevaliers, auxquels le roi avait promis la main de sa fille s'ils tuaient le terrible dragon qui vivait dans la colline du Wawel, avaient tous fini dans le ventre de la bête, un pauvre apprenti cordonnier voulut lui aussi essayer, non par force, mais par ruse: il déposa devant la grotte la dépouille d'un agneau remplie de souffre. Le dragon n'en fit qu'une bouchée… mais eut bientôt tellement soif qu'il se précipita dans le fleuve tout proche, où il but, but, but, jusqu'à exploser. Le roi Krakus, qui avait en quelque sorte sollicité cet exploit, fonda à cet endroit une cité à laquelle il donna son nom.

La légende est restée bien vivante chez les habitants de Cracovie et une statue du dragon se dresse aujourd'hui devant l'entrée de la caverne, crachant des jets de feu à intervalle régulier. En ce glacial mois de février, l'attraction est réjouissante. Le Wawel est devenu une imposante forteresse surplombant une boucle de la Vistule – quel spectacle lorsqu'elle est entièrement gelée! Les touristes s'y pressent à longueur d'année. C'est là que reposent les anciens rois de la Pologne, dans une crypte de la cathédrale («église archi-cathédrale Saint-Stanislas et Saint-Venceslas»). Ils y ont été rejoints en avril 2010 par feu le président Lech Kaczyński, décédé dans l'accident d'avion de Smolensk; la présence de sa tombe à cet endroit a été sévèrement critiquée par de nombreux Polonais qui estimaient que, même au XXIe siècle, un président de république ne saurait avoir droit aux honneurs que l'on réserve aux rois.

On peut aussi deviner dans cet événement un avatar de la rivalité entre Cracovie, la capitale culturelle et touristique de la Pologne, située au sud près des montagnes, et Varsovie, la capitale politique et économique, elle aussi sur le cours de la Vistule mais trois cents kilomètres plus au nord, dans les vastes plaines de Mazovie.

Depuis le Wawel, les rues piétonnes remontent dans la vieille ville jusqu'au Rynek, l'immense place carrée occupée en son centre par un marché couvert et dominée au nord-est par les deux tours élancées de la basilique Sainte-Marie. Au sommet de la plus haute, à chaque heure ronde, un joueur de clairon entame les premières notes d'une mélodie, puis s'interrompt brusquement, en souvenir de son prédécesseur du XIIIe siècle qui sonnait l'alarme au moment où il fut tué d'une flèche par les Tatars qui envahissaient la ville. Le hejnał est ainsi devenu un jingle avant l'heure pour les Polonais, qui l'entendent à la radio officielle à chaque midi.

Parmi les autres attractions de la ville, on mentionnera le vieux quartier juif de Kazimierz; l'église de la Mère de Dieu Reine de Pologne, construite au début des années septante dans le quartier industriel de Nowa Huta, avec l'aide de la population et malgré l'opposition du régime communiste; le monastère de Tyniec et son magasin d'excellents produits bénédictins; la mine de sel de Wieliczka, dont on n'ose pas dire aux Vaudois qu'elle est encore plus grande et somptueuse que celle de Bex.

Si Cracovie cultive son histoire et ses traditions avec un conservatisme de bon aloi, elle n'échappe pas pour autant à la modernité. A côté de la gare centrale, la Galeria Krakowska est une gigantesque galerie marchande calquée très exactement sur toutes celles que nous avons chez nous. On y est assailli par de la musique assourdissante et par des animations criardes de danses latino. Une foule bigarrée et avachie – des jeunes branchés, des étrangers, quelques bonnes sœurs – s'y prélasse mollement au milieu des kébabs et des boutiques de mode internationales.

Autre sujet de perplexité, à quelques minutes du centre: un quartier d'habitation d'une quinzaine de locatifs modernes entouré par des grillages et accessible aux visiteurs par un seul point d'entrée contrôlé par des vigiles privés. Les appartements sont coquets mais simples. Pas de riches parvenus, plutôt des gens de la classe moyenne qui espèrent se protéger des voleurs. Une préfiguration de ce qui nous attend chez nous? Tel est en tous cas l'envers du décor, qu'il faut aller voir – à Cracovie comme dans d'autres villes touristiques – en s'écartant des sentiers balisés.

(La Nation, 9 mars 2012)

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