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La fin de la bureaucratie

3 mars 2013. Le peuple et les cantons, désireux d'exprimer un «signal clair» contre l'invasion de réglementations étatiques, acceptent une initiative populaire demandant que la Confédération lutte contre la bureaucratie. Les auteurs de l'initiative, entre-temps élus aux Chambres par des citoyens «heureux de voir enfin des gens qui font quelque chose pour que ça bouge», se demandent comment ils vont bien pouvoir appliquer la nouvelle disposition constitutionnelle. Ils nomment un groupe de travail réunissant deux cents représentants de la politique, de l'administration, des cantons et de la «société civile», avec pour mission de présenter un projet de loi dans un délai de six ans.

Printemps 2020. Le projet de loi sur la débureaucratisation, retardé par les parlementaires qui se représentaient aux élections fédérales de l'automne 2019, est mis en consultation. Il compte deux cent huitante et un articles et prévoit la création d'un Bureau fédéral de la débureaucratisation, qui sera chargé d'examiner tous les nouveaux projets législatifs, ainsi que les textes en vigueur. La consultation, selon la Chancellerie fédérale, débouche sur un résultat «globalement positif».

Octobre 2025. Après de longues délibérations aux Chambres, la nouvelle loi fédérale est promulguée. L'Office fédéral de la débureaucratisation – car on s'est avisé qu'un simple bureau répondrait insuffisamment à l'intérêt croissant de la population pour la débureaucratisation, et surtout qu'il ne permettrait pas de faire face au volume supplémentaire de travail imposé, d'une part, par l'examen des septante-quatre nouvelles législations fédérales adoptées au cours des dix dernières années, d'autre part, par les nombreuses autres tâches nécessaires pour remplir le mandat constitutionnel (perception et redistribution d'une taxe sur la bureaucratie, cours de sensibilisation à la bureaucratie dans les écoles, enquêtes annuelles sur le niveau de bureaucratie, formation des futurs spécialistes en débureaucratisation, etc.) –, l'Office fédéral de la débureaucratisation, donc, s'installe dans une huitième aile du nouveau Palais fédéral construit en 2022 dans la banlieue de Berne afin de pallier l'exiguïté de l'ancien bâtiment. Les bureaux de l'Office hébergent aussi – provisoirement – l'Ecole fédérale des cadres en débureaucratisation, l'Observatoire de la débureaucratisation, ainsi que le secrétariat permanent de la Commission fédérale de débureaucratisation.

En janvier 2029, une des premières tâches confiées à l'Office consiste à examiner, sous l'angle de la débureaucratisation, la loi qui fonde sa propre existence. Les collaborateurs de l'Office et les experts externes mandatés à cet effet tombent d'accord pour suggérer l'ajout d'un alinéa exigeant que chaque département et chaque office dispose désormais d'une structure de débureaucratisation autonome. D'autres pistes sont examinées, notamment la suppression de l'obligation de traduire en français et en italien les documents officiels; cette proposition se fonde sur une enquête démontrant que ces langues sont de toute manière peu pratiquées au sein de l'administration fédérale, et que, compte tenu du volume de la législation, l'élimination de ces «doublons linguistiques» entraînerait des économies annuelles de près d'un milliard de francs.

Dans le cadre du réexamen de la législation fédérale, les experts en débureaucratisation pointent du doigt l'antique tradition du fédéralisme, soupçonnée de favoriser la bureaucratie; un mandat externe est confié à d'anciens bureaucrates reconvertis afin de déterminer si la population, cette fois, est prête à franchir ce pas historique. Quant à l'adhésion à l'Union européenne, elle n'est pas envisagée frontalement – car l'Union, par le passé, a parfois été soupçonnée de bureaucratie et la démarche d'intégration risquerait donc d'être difficile à expliquer à l'opinion publique – mais plutôt sous l'angle d'une intégration automatique de l'entier de la législation européenne dans le droit suisse, les divergences entre dispositions préexistantes et dispositions importées devant être appréciées de cas en cas par une commission de septante-cinq juristes. Deux tendances persistent cependant à s'affronter, entre ceux qui estiment que la débureaucratisation doit se faire au niveau européen, voire mondial, afin d'être moins bureaucratique, et ceux qui affirment qu'elle doit rester proche de la population et qu'on obtient de meilleurs résultats si les Etats, les cantons et les communes peuvent posséder leurs propres structures de débureaucratisation.

En 2032, l'Office fédéral de la débureaucratisation, rebaptisé ODEBU, publie un rapport de mille quatre cents pages sur l'état d'avancement de ses travaux. A la page mille trois cent huitante-trois, le comité directeur propose, dans l'indifférence générale, une réforme des institutions destinée à maximiser l'efficience de ses services; l'ODEBU, s'il le juge nécessaire, pourra dorénavant sélectionner les candidats habilités à être élus au Conseil fédéral ou à se porter sur des listes électorales. Certains observateurs se demandent si une telle évolution est vraiment démocratique. La Nation juge cette réforme certes anti-démocratique mais néanmoins inacceptable car anti-fédéraliste. M. Jean-René Boulu, conseiller d'Etat, répond que ces critiques sont intellectuellement intéressantes mais que, dans un monde en mutations de plus en plus rapides, on ne peut plus s'arrêter à de tels détails juridico-institutionnels, surtout lorsqu'il est question d'un objectif aussi nécessaire que la lutte contre la bureaucratie.

Le 1er février 2038, Kevin Tirtouadla, candidat unique du Parti de la débureaucratisation (PADEBU), est élu Débureaucratisateur suprême du peuple à une majorité de 92% des voix. Il fait aussitôt arrêter huit mille quatre cent quinze «bureaucrates» ou présumés tels, en se prévalant de la disposition constitutionnelle votée vingt-cinq ans plus tôt. Le 3 mars est décrété Journée de la haine de la bureaucratie. Ce jour là, devant douze mille fonctionnaires de l'ODEBU, huit mille cadres du PADEBU et vingt-trois autres citoyens, il proclame solennellement: «Nous avons enfin vaincu la bureaucratie.»

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 11 février 2011)