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SOS journalistes battus

Les journalistes faisaient pitié à voir, dimanche dernier, alors qu'ils se contorsionnaient de douleur intellectuelle après avoir été battus comme plâtre par le verdict des urnes. Eux qui s'étaient engagés à fond en faveur de l'initiative socialiste qui promettait trompeusement des «impôts équitables», et non moins à fond contre l'initiative de l'UDC pour le renvoi des criminels étrangers, eux qui avaient consacré des semaines de travail, des quantités d'articles, des heures d'antenne et une part non négligeable des redevances de service public à appeler la population à suivre les mots d'ordre du parti socialiste, constataient finalement qu'une majorité du peuple ne les avait pas écoutés. Et ils réalisaient du même coup qu'eux-mêmes ne représentaient guère davantage qu'un pathétique microcosme. Ça doit faire mal.

Heureusement, à défaut d'influencer leurs concitoyens, les journalistes continuent à contrôler leurs confrères. Mais ils ont eu chaud: ces dernières semaines, la Basler Zeitung a failli passer en main de gens plutôt proches de la droite conservatrice. L'émotion a été vive. Pensez donc: il aurait pu y avoir en Suisse un quotidien susceptible d'apporter un éclairage différent! Ç'aurait été méconnaître que, chez nous, la diversité de la presse – en faveur de laquelle la Confédération dépense bon an mal an plusieurs dizaines de millions, en veillant à ce que La Nation n'en reçoive pas un kopek – ne se conçoit que dans l'unité de la doctrine.

Au sein de la profession, on veille donc à faire le ménage. On expulse les moutons noirs. Cela n'a sans doute aucun rapport, mais il paraît que M. Fathi Derder, rédacteur en chef de La Télé Vaud-Fribourg – dont certains traits de pensée ont parfois été impertinemment égratignés dans La Nation, mais qui se distinguait néanmoins de ses confrères du bout du lac en invitant des personnes de tous bords et en les laissant parler sans jouer au procureur –, va quitter son poste. Dans le même temps, la confrérie des journalistes veille à accorder des médailles aux copains les plus conformes. On apprend – mais cela aussi n'a aucun rapport – que le prix Jean Dumur (5000 francs destinés à récompenser le «courage journalistique») a été décerné cette année à Ludovic Rocchi, l'enquêteur nocturne du Matin, accessoirement disc jockey dans les bas-fonds neuchâtelois. Ses collègues reconnaissants ont signé un article vantant son «intégrité sans faille», son «amour pour le travail bien fait»; un homme «fier, pas le genre à baisser la tête au passage des lauriers, car ses victoires sont d'abord celles de son métier», «véritable pourfendeur des injustices», «une plume aiguisée avec laquelle il soulève les scandales», etc.

La presse est un petit milieu où l'on aime les grands mots.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 3 décembre 2010)