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Darwin et le berlingot

L'esprit d'ouverture contre le sens pratique

Toute encyclopédie qui se respecte contient une planche de dessins montrant l'évolution de l'être humain, du chimpanzé à l'homme civilisé et vice-versa. Pourquoi ne complèterait-on pas cette illustration de la théorie darwiniste par une semblable démonstration de l'évolution du berlingot? De lait, de crème ou de thé froid, peu importe: c'est l'ouverture qui nous intéresse ici.

En effet, cette qualité si prisée des europhiles se révèle un problème redoutable pour les buveurs de petit lait: les berlingots d'autrefois – que les ringards et les futés achètent encore – étaient entièrement en carton, et l'on coupait ou arrachait un des sommets pour laisser sortir le précieux contenu. La philosophie du changement, le goût de la technique et quelques absences de ciseaux ont suscité de nouveaux modèles munis d'un goulot en plastique avec un capuchon refermable. La refermeture se faisant, semble-t-il, au détriment de la fermeture initiale, les berlingots suivants furent munis, en plus du capuchon, d'une languette étanche que l'on perforait au premier emploi en enfonçant son doigt dans l'ouverture. Les consommateurs n'avaient hélas pas tous l'habileté nécessaire pour éviter les éclaboussures, les doigts dépurants, voire les doigts coincés.

Comme le progrès ne fait jamais marche arrière, les découvertes les plus récentes de la science ont continué d'ajouter des morceaux de plastique supplémentaires. Les ouvertures des berlingots sont devenues des merveilles technologiques. J'ai testé dimanche passé une nouvelle génération de goulots dont la languette de fermeture, une fois débarrassée de sa couche transparente de protection, se bascule vers l'intérieur par un savant système de levier.

Résultat: 50% dans le verre, 50% sur la table, mais les doigts propres. Qu'attend donc M. Charles Kleiber pour créer un pôle d'excellence en matière de berlingots?

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 18 juin 1999)