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Les bobos industriels, pionniers d’une industrie sans bobo

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Les entreprises peinent aujourd’hui à recruter. Elles doivent en outre tenir compte du fait que, dans la société actuelle, les employés, ou les futurs employés (ceux qui se déclarent «open to work» sur les réseaux sociaux), sont des êtres fragiles, qu’un léger malaise ou une bête contrariété peut faire fuir. Il faut alors les amadouer, les apprivoiser, les rassurer, voire les flatter en revisitant le corpus lexical des ressources humaines. On ne parle plus d’employés, ni même de collaborateurs, mais de talents (même lorsque les intéressés n’en ont aucun) et n’importe quel petit boulot donnant l’occasion de gagner sa vie honnêtement devient une magnifique opportunité. Pour éviter que les travailleurs n’aillent travailler ailleurs, on les chouchoute en veillant non seulement à leur pouvoir d’achat, mais aussi à leur bien-être, voire à leur survie. Car c’est bien de survie qu’il s’agit lorsqu’une cantine d’entreprise nous offre un verre de thé pour la semaine de l’hydratation – et on frémit tout de même à l’idée qu’il puisse n’y avoir qu’une seule semaine de l’hydratation dans une année, laquelle deviendrait alors l’année de la soif.

Cette fragilité de l’employé lambda se devine sans peine dans le secteur des services, où le principal risque que l’on court est de se coincer un doigt entre l’accoudoir du fauteuil et le bord du bureau. Elle débarque désormais aussi dans le secteur industriel, où l’on imaginait autrefois de solides gaillards tournant des clés à molette, vissant et boulonnant, transpirant dans de vieux ateliers aux effluves d’huile et de graisse. Mais ça, c’était avant.

Une plateforme d’investissement vient de construire à Tolochenaz un bâtiment abritant des espaces industriels partagés, pensés pour le bien-vivre, pour toutes celles et ceux qui savent qu’une autre manière de travailler est possible. Y sont partagés des espaces de détente et d’échanges, des installations sportives, des patios végétalisés, des services digitalisés (comprenez: numériques). Autour de ces termes suaves et doucereux qui respirent l’inclusion et la diversité, les promoteurs tiennent un discours messianique: Nous réinventons le cadre de travail industriel. […] Nous mettons en avant la naturalité. […] Nous mettons la santé et le plaisir au centre du travail. […] Nous cassons les codes de l’ennui, du côté aliénant du travail. Nous voulons challenger, essayer, échanger. Nous osons, expérimentons. Nous nous mettons en relation, nous sommes une communauté.

Nous assistons ici à la création des bobos industriels, pionniers d’une industrie sans bobo.

Ce phénomène recèle les germes d’une véritable convergence des luttes, où les ouvriers d’hier ressembleront de plus en plus aux étudiants d’aujourd’hui, recouvrant leurs angoisses existentielles d’un vernis de coolitude professionnelle, assis en tailleur autour d’un arbre de la solidarité. On ignore s’ils continueront de produire quelque chose.

Le réchauffement climatique s’en trouvera peut-être freiné, mais l’érosion du nombre de travailleurs syndiqués va se poursuivre, pour le plus grand malheur de M. Maillard (et du partenariat social). Car on adhère plus volontiers à un syndicat dans les effluves d’huile et de graisse que dans les patios végétalisés.

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2240, 17 novembre 2023)