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Plus jamais sans l’accent

Des lecteurs de La Nation écrivent parfois à la rédaction pour exprimer leur désaccord à l’égard d’articles pourtant impeccables. Chacun a le droit de se tromper. En revanche, il ne s’est trouvé personne pour protester contre notre précédente édition où non seulement l’éditorialiste, mais aussi les rédacteurs en chef et même le correcteur en chef, après moult hésitations et tergiversations, ont finalement renoncé à suivre la voie de la sagesse, préférant s’aplatir de la manière la plus vile devant les choix délirants de la haute finance internationale.

Souvenez-vous de 1989! Beaucoup d’événements marquants, tragiques ou décisifs se sont déroulés cette année-là. Il y a eu la répression de la place Tian’anmen, à Pékin. Puis la chute du Mur de Berlin. La révolution en Roumanie. L’invasion du Panama par les Etats-Unis (qui estimaient légitime de défendre ainsi leur zone d’influence, et qui ont d’ailleurs donné le nom de Just Cause à cette opération militaire spéciale). Mais le jour le plus noir de cette année 1989 fut assurément celui où les dirigeants d’une des principales grandes banques de Suisse ont décidé de changer le nom de leur établissement – le Crédit Suisse en français, Schweizerische Kreditanstalt en allemand – pour lui infliger une raison sociale rédigée dans un triste sabir de franglais américano-commercial: Credit Suisse Holding, sans article et surtout sans accent aigu.

Il est communément admis aujourd’hui que les directions successives de cette banque, au cours des trois dernières décennies, se sont distinguées par une suite ininterrompue de décisions calamiteuses et condamnables, contestables et contestées. Comment alors ne pas remettre en cause, aussi et surtout, le faux pas initial, celui par lequel le scandale et le malheur allaient arriver? Comment ne pas condamner la perte de cet accent, qui devait fatalement déclencher une longue descente aux enfers? Car enfin, on comprend bien qu’il est impossible de diriger intelligemment une banque qui se nomme «Creudit Suisse»…

Si l’on veut remettre un peu d’ordre dans notre place bancaire tout en manifestant notre attachement à la langue française, il faut commencer par réhabiliter l’accent disparu il y a trente-quatre ans – et recommencer à parler «du Crédit Suisse», comme nous aurions toujours dû le faire. L’encyclopédie en ligne Wikipedia a fait ce choix. Puisse La Nation lui emboîter le pas, en dépassant un juridisme trop étroit et en se fiant au dictionnaire plutôt qu’au registre du commerce.

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2226, 5 mai 2023)