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Les quatre dernières communes

Vous participez activement à une récolte de signatures pour une initiative populaire cantonale. Depuis quatre mois, vous voyez affluer des listes de toutes les communes du Canton… Toutes? Non! Une poignée d’entre elles résiste encore et toujours aux fusions, mais aussi à vos sollicitations. Sur votre tableau Excel, leur nom reste suivi du chiffre zéro. La veille du délai fixé pour les opérations de récolte, il en subsiste quatre qui ne vous ont fourni aucun paraphe.

C’est la fin de l’après-midi. Vous allez rentrer chez vous et vous méditez sur cet échec. Oh, bien sûr, vous avez récolté assez de signatures pour faire aboutir l’initiative; mais le comité se serait fait un point d’honneur d’en recueillir dans toutes les communes. En roulant sur l’autoroute, vous vous dites: «Ma soirée est libre, allez, j’essaie et on verra bien.»

Vous avez en tête le nom de ces quatre communes. Vous avez regardé sur la carte de Google: les deux premières sont côte à côte. Vous montez sur Cossonay, dans une circulation qui se traîne, puis vous filez vers La Chaux, Cuarnens, vous bifurquez et par une petite route vous arrivez à Mauraz.

Vous avez l’impression d’être au fond d’un trou. Vous êtes en bas du village, mais vous ignorez qu’il y a des maisons plus haut. Après avoir trouvé un coin pour vous garer, vous déambulez à pied en direction d’une ferme où brille une guirlande d’ampoules. Trois hommes en salopettes rouges et vertes discutent gaiement devant la porte. Vous leur expliquez brièvement – le contenu de l’initiative et l’envie de voir leur commune représentée. «Donnez-nous ça, on va vous signer! Vous savez que vous êtes dans la plus petite commune du Canton?» Madame vient voir ce qui se passe. Vous repartez avec quatre signatures.

Vous avez commencé par le lieu le plus improbable et vous avez réussi; vous êtes donc motivé pour continuer. Vous revenez sur Chavannes-le-Veyron. En allant et venant dans le village, vous tombez sur un agriculteur qui descend de son tracteur. Pas très loquace mais efficace: une signature. L’homme vous indique une maison moderne plus loin: «Essayez aussi là-bas.» Vous sonnez, une dame sympathique vous ouvre, ses deux chiens vous sautent dessus. Sans trop d’égratignures, une deuxième signature.

Le jour tombe gentiment, mais vous avez déjà «coché» deux des quatre communes et vous n’allez pas abandonner si près du but. Le GPS vous indique une quarantaine de minutes jusqu’à Novalles, en passant par l’autoroute et en montant depuis Champagne. (Après coup, en regardant tranquillement la carte, vous regretterez de n’avoir pas pris les petites routes pour arriver par Baulmes et Vuiteboeuf.) Vous y êtes enfin. Il est 19h15 et il fait nuit. Vous vous arrêtez devant une fontaine, le village est désert et silencieux à part un homme en pull de pompier qui longe la rue et vous demande si vous cherchez la grande salle. Vous lui expliquez. Il signe de bonne grâce sur le bord de la fontaine, à la lumière jaune d’un réverbère, puis vous invite à le suivre chez ses parents dans la maison d’à côté. Monsieur et madame vous accueillent gentiment et signent sur la table à manger cette feuille d’initiative qu’ils reconnaissent tout de suite: ils l’ont déjà reçue mais l’ont laissée de côté sans voir qu’il y avait un délai. Le chef de famille s’exclame: «Je vous signe celle-là, mais vous, vous me promettez de signer celle pour baisser la redevance radio-TV, hein! Parce qu’alors, c’t équipe…»

Cette fois il n’en reste qu’une! Le GPS vous assure que vous arriverez à Chêne-Pâquier à 20h30; ce ne sera pas trop tard pour déranger encore une ou deux personnes. La fatigue vous gagne un peu et après Yverdon, puis Donneloye, les petites routes ont l’air de s’enfoncer dans le néant de la nuit. Mais au bout de ce néant, le village est bien là, que vous reconnaissez à son temple ovale. Après avoir longé lentement la route principale en scrutant chaque maison, vous quittez votre voiture et redescendez à pied. Devant une belle demeure avec une terrasse, un couple sort pour promener le chien. Madame hésite à signer, monsieur aussi: «Voyez-vous, je suis plutôt un homme de gauche.» C’est dit aimablement, vous n’insistez pas et poursuivez votre descente. Certaines maisons sont plongées dans l’obscurité, mais il y en a une où la lumière brille et où on aperçoit quelques joyeux jeunes gens. Vous sonnez, le maître des lieux vous ouvre, signe avec enthousiasme en s'appuyant contre la porte d’entrée, hèle les autres pour qu’ils viennent signer aussi… mais ses invités habitent une autre commune. Pour avoir une deuxième signature, vous faites encore quelques pas jusqu’à une autre porte où une petite dame austère et décidée signera sans hésiter, sur le capot de sa voiture, dans une demi obscurité.

Misson accomplie. En rentrant par les routes désertes du Gros-de-Vaud, vous réalisez à quel point il est nécessaire et précieux de quitter parfois les axes principaux et les grandes localités pour aller découvrir le Canton et rencontrer ses habitants.

(La Nation n° 2224, 7 avril 2023)

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