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Rôle faste et néfaste du téléphone dans le progrès humain

Parmi les bienfaits que la libéralisation des télécommunications a apportés à notre société, il faut citer, outre l'apprentissage précoce du sabir anglo-américain en usage chez les hommes d'affaires, la possibilité de recevoir par téléphone, où que l'on soit, de la publicité pour des abonnements téléphoniques.

La dame qui nous appelle commence par nous demander si nous sommes bien inscrit chez l'opérateur MachinCom, puis elle nous annonce qu'elle a un cadeau pour nous, que cela ne nous coûtera rien et que nous allons pouvoir téléphoner pour beaucoup moins cher chez l'opérateur BiduleCom. Si l'on a le temps de s'offrir ce petit plaisir sadique, alors on la laisse aller jusqu'au bout de ses explications, d'une voix rapide et monotone trahissant les nombreuses répétitions, et, quand elle a enfin fini de nous énumérer les avantages de ce merveilleux cadeau et qu'elle nous demande si l'on est intéressé, on lui répond: «Non». Rien de plus. Juste écouter le silence plein d'incompréhension de la dame encore en train de reprendre son souffle. - «Même si je vous dis que vous pouvez payer 20% moins cher vos communications?» - «Non.» On peut éventuellement ajouter: «L'argent ne m'intéresse pas», mais ça a un côté idéaliste généreux qui ne procure aucune satisfaction. On peut essayer une remarque sympathiquement chauvine, du style: «Je refuse de passer par un opérateur étranger.» Mais le fin du fin, la conclusion sublime qui vous libère de toute argumentation ultérieure, c'est: «Je suis contre le changement, par principe et dans tous les domaines.»

Surtout que, il faut bien l'admettre, les changements survenus dans ce domaine ont aussi entraîné des conséquences terribles, en particulier chez les plus défavorisés. Qu'on songe à cette famille, citée récemment dans la presse comme un exemple de pauvreté, qui, il y a quelques années encore, se serait privée de téléphone, et qui, aujourd'hui, parce que la baisse des prix lui a rendu accessible ce loisir onéreux, se retrouve avec des factures mensuelles de 400 francs. D'une manière générale, il est évident que le prix des communications est devenu beaucoup trop bas par rapport à des salaires qui n'ont pas suivi le même mouvement. Le citoyen Lambda gagne désormais trop d'argent: non seulement il passe ses journées en conversations interminables et futiles, mais il consacre également son temps et son énergie à trouver chaque mois des offres encore moins chères, encourageant d'autant les opérateurs à multiplier leurs démarchages téléphoniques.

Heureux temps que celui où les sms et autres téléfax, privilèges de la noblesse, étaient emportés au travers des forêts et des campagnes par des messagers à cheval.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 14 novembre 2003)