Tous mes articles

Des grades et des couleurs

Il y a trois moyens pour une armée de conserver ses soldats: les convaincre du bien-fondé de leur action ou au moins de leur présence, leur distribuer largement soldes et prébendes, ou les flatter en les affublant de titres pompeux et autres distinctions de pacotille. Apparemment, les concepteurs d'Armée XXI ont opté pour la troisième possibilité en annonçant la création de nouveaux grades, notamment pour «rendre l'armée plus attractive», et peut-être pour rivaliser avec les militaires étrangers dont on aime aujourd'hui s'entourer.

Ainsi le simple «soldat» deviendra un gradé, avec une petite barre identique à celle des appointés. Ces derniers se verront toutefois rassurés par la possibilité de devenir «appointés-chefs», avec trois barres cette fois! Mais c'est surtout chez les sous-officiers que fleuriront les nouvelles appellations contrôlées: «sergent-chef», «sergent-major-chef», «adjudant-major» et «adjudant-chef». On n'a pas eu le bon goût de créer «maréchal», ni la fantaisie d'aller jusqu'à «Grand Vizir».

Bon, le nombre de neurones fédéraux qu'il aura fallu user pour élaborer les noms et insignes de ces nouveaux grades - à chacun desquels correspond une débauche de barres, chevrons et autres lauriers - est sans doute inversement proportionnel à celui qui sera nécessaire aux recrues pour les apprendre, les reconnaître et les citer sans faute. Mais on se consolera en remarquant que ces glorieuses distinctions sont encore libellées en français, et non en anglais comme c'est désormais le cas dans les universités suisses! Le généralissime Keckeis n'est pas Mister Kleiber.

Pourtant, malgré les savantes explications de l'état-major sur les nouvelles fonctions à remplir dans les unités, sur le caractère «sensiblement plus attrayant» de la carrière de sous-officier ou sur les «exigences accrues» ainsi récompensées, on comprenait mal l'utilité de ces échelons supplémentaires. Jusqu'à ce qu'on ait l'intuition de dresser la liste de tous les grades actuels et futurs de l'armée suisse (mais sans celui de général) et de s'apercevoir qu'ils seront au nombre de... 21. Toute la manœuvre prend dès lors son sens: il s'agit d'établir un lien logique et numérique avec Armée XXI! Laquelle, à son tour, révèle enfin la véritable raison de sa désignation par le nombre de grades qu'elle comportera. (Et c'est ainsi que tout est dans tout, et inversement...)

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 28 novembre 2003)