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Montaigne stratège

Avec son dernier livre, court et dense selon son habitude, Eric Werner a choisi cette fois de nous mener à travers les réflexions de Montaigne sur l’art de la guerre, telles qu’il les expose dans ses Essais. De citations en citations, on y découvre ainsi l’éloge des cavaliers parthes, plus légèrement armés et plus souples au combat que les soldats romains, mais aussi la tactique des Scythes qui reculent devant Darius pour éviter de livrer bataille et laisser leur adversaire s’épuiser. Montaigne préfère la souplesse à la force, le jugement à la science pure.

Réflexion sur la manière de se battre, mais aussi, pourquoi pas, sur la manière d’écrire: face à un ennemi puissant, que ce soit dans la guerre ou en littérature, mieux vaut ruser qu’attaquer de front. C’est d’ailleurs ce que fait Montaigne lui-même, dans son propre ouvrage: raisonnements en zigzag, chapitres décousus, détours et digressions… Plutôt que de rédiger un texte beau comme un programme électoral, où les idées sont alignées comme une armée romaine, Montaigne «essaye» ses lecteurs en leur demandant un petit effort de réflexion. Ce qu’il veut dire, il le dit de manière voilée, sans avoir l’air de le dire, sans que l’on voie du premier coup où il veut en venir.

Pourquoi? Il faut se replonger dans les querelles politico-religieuses de la seconde moitié du XVIe siècle: catholiques contre protestants, et adeptes d’un Etat laïc contre partisans de l’unité confessionnelle. Montaigne admet que la multiplicité même des lois et des coutumes oblige à les relativiser. Mais il reconnaît aussi que pour maintenir l’unité d’une communauté et éviter de troubler l’ordre public, les lois, même si elles sont relatives, doivent être respectées. Cependant, concède-t-il enfin, la paix publique est encore plus importante que les lois, et dans une situation extrême il vaut mieux assouplir celles-ci pour sauvegarder celle-là. Ainsi va la démarche de Montaigne, qui affirme un principe pour aussitôt en fixer les limites face à un autre principe supérieur. Démarche sage et prudente, mais peut-être aussi calculée, dictée par cette tactique habile dont il fait l’éloge en parlant des Scythes et des Parthes. Face aux deux camps qui s’affrontent, face aux théories tantôt libérales tantôt répressives, Montaigne reste insaisissable, toujours en retrait, et ses conseils, ses mises en garde, peuvent s’adresser aussi bien au pouvoir en place qu’à son opposition. Montaigne ne défend pas la liberté, il «l’essaye».

Autant Montaigne s’est servi des exemples de l’Antiquité pour dire ce qu’il avait à dire sur son époque, autant Eric Werner se sert de l’exemple de Montaigne pour exprimer quelques vérités difficiles à dire sur le monde actuel. «Si Machiavel préfigure le totalitarisme contemporain, par bien des côtés, en revanche, Montaigne préfigure une certaine forme de résistance au totalitarisme.» Il ne s’agit peut-être pas du totalitarisme dont on parle tant dans les journaux, mais de celui dont on parle au contraire si peu, celui d’aujourd’hui. Et ce que Montaigne disait, de manière voilée, aux gens d’alors, Eric Werner nous le redit, toujours de manière voilée: ne cherchez pas la confrontation, parlez des sujets délicats sans en avoir l’air, pour conserver votre liberté. En d’autres termes: conformez-vous aux lois extérieurement pour être plus libres intérieurement.

Avec, quand même, une petite note pessimiste pour conclure: aujourd’hui où l’Etat n’a plus seulement le «monopole de la violence physique», mais aussi celui de la violence psychique, où l’Etat ne contrôle plus seulement les actes, mais aussi de plus en plus les pensées et les sentiments, cette distinction entre l’obéissance extérieure et la liberté intérieure a-t-elle encore un sens? A «essayer»…

(La Nation n° 1525, 7 juin 1996)

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