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Gross frustration

On sait que les journalistes, chez nous, n'ont guère d'attirance pour l'armée, qu'ils n'ont que peu d'affection pour la Suisse, et qu'ils n'ont par conséquent aucune sympathie pour l'armée suisse. C'est plus fort qu'eux: tout ce qui ressemble à du gris-vert à croix fédérale leur donne des boutons.

Alors quand l'armée suisse, justement, organise un meeting aérien qui attire 270'000 personnes à Payerne, les pauvres journalistes de la presse romande sont bien ennuyés.

Celui qui a dû remplir les pages 1, 2 et 3 du plus grand quotidien du Canton, et qui s'est douté qu'une grande partie des abonnés étaient allés admirer ces ballets aériens, a eu l'élégance de donner résolument dans l'euphorie et de repousser ses scrupules dans un édito de page 4, en les résumant en une formule lapidaire pour montrer qu'il n'était pas dupe et qu'il n'approuvait pas «les finalités et l'utilisation militaire des avions».

En revanche, celui qui n'avait qu'une petite chronique à rédiger en page xy d'un journal catalogué intello a pu donner libre cours à ses démangeaisons. Evoquer les coûts de la manifestation, ainsi que ceux du futur avion de combat helvétique. Soupçonner des pressions de la part des entreprises d'armement. Ironiser sur l'ennemi invisible et inexistant. Poser la question du type d'armée dont la Suisse a besoin. Remettre en question la neutralité et l'armée de milice. Et s'éloigner toujours plus des avions et de Payerne, qui n'étaient qu'un prétexte.

Tout cela ne serait rien sans cette petite touche de manipulation psychologique, sans cette mise en condition insidieuse destinée à orienter les sentiments du lecteur, sans cette petite bassesse sournoise dont un médiateur habile démontrera qu'elle ne contrevient pas à l'éthique journalistique, et qui, ce jour-là, sous la plume de M. François Gross, a pris la forme d'une simple expression glissée dans la première phrase dans l'espoir de discréditer l'aviation suisse: «Luftwaffe helvétique».

L'aigreur du propos est sans doute à la mesure de la frustration de son auteur, et cela, au fond, nous réjouit grandement.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 17 septembre 2004)