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Voyage en Transsibérien (I)

De Moscou à Irkoutsk

Lorsqu’on découvre Moscou, on est saisi par l’impression d’être à la charnière entre l’Europe et l’Asie. Géographiquement, on n’y est pas vraiment; la frontière entre les deux continents, qu’on situe traditionnellement sur la chaîne montagneuse de l’Oural, se trouve 1600 kilomètres plus à l’est. Pourtant, il est indéniable que la capitale russe marque le centre d’un empire qui dépasse de loin les limites de l’Europe. Un coup d’œil sur une carte montre l’étendue fascinante de ce territoire qui «coiffe» le Caucase, l’immense Kazakhstan, puis la Mongolie et la Chine, pour atteindre les rives de la mer du Japon.

Très vite, on ressent une envie irrésistible de poursuivre l’exploration plus à l’est. L’idée est d’autant plus séduisante que la Russie est traversée dans toute sa largeur par une ligne de chemin de fer mythique: le Transsibérien.

Un tel voyage est aujourd’hui à la portée de tout voyageur un peu débrouille. Notre époque hyperconnectée et désenchantée n’est plus celle de Michel Strogoff, pour le meilleur et pour le pire, et quelques clics sur internet permettent rapidement de trouver les horaires de trains, d’acheter les billets, et aussi de réserver des hôtels dans les villes où on fera halte – tant il est vrai que l’objectif d’un tel périple n’est pas de rester enfermé pendant sept jours dans le même wagon (sans douche). Le choix des étapes sera dicté par le temps à disposition et par le hasard de ce qu’on aura lu sur internet ou dans les guides de voyage. Pourquoi visiter Novossibirsk et pas Krasnoïarsk? Pourquoi Oulan-Oudé et pas Omsk? Et pourquoi pas l’une ou l’autre de ces localités plus modestes, aux noms improbables, qui parsèment la ligne?

Vers l’Oural

Le voyage commence donc à Moscou, à la gare de Iaroslav (Iaroslavski vokzal) ou à celle de Kazan (Kazanski vokzal), selon l’itinéraire choisi. Les premières centaines de kilomètres, encore bien loin de la Sibérie, donnent déjà un avant-goût des grandes étendues qui nous attendent. La voie ferrée est bordée tantôt de vastes forêts qui rougeoient dans un petit matin d’octobre, tantôt de plats vallonnements abritant de rares villages paisibles et discrètement colorés. La civilisation paraît lointaine tant qu’on n’approche pas des villes. Nous franchissons les premiers grands fleuves, la Volga, puis la Kama, qui toutes deux coulent encore vers le sud. Au passage, nous avons visité Kazan, capitale de la République (russe) du Tatarstan, avec son kremlin blanc au sein duquel se dresse… une haute mosquée.

L’Oural ne se remarque pas, surtout si on le traverse de nuit, en somnolant tant bien que mal sur une couchette soigneusement aménagée, mais ballottée à chaque aiguillage et à chaque freinage; mais aussi parce que les reliefs les plus marqués se situent plus au nord et plus au sud de notre parcours. C’est donc l’arrivée à Ekaterinbourg qui nous fait prendre conscience que nous entrons dans la partie asiatique de la Russie, alors même que cette grande ville moderne dégage une ambiance tout à fait occidentale, dans un étonnant mélange de largeurs et de hauteurs américaines et d’Osteuropa orthodoxe. Chacune de nos étapes citadines mériterait un article complet; contentons-nous ici d’évoquer l’immense et émouvante église «Sur le Sang versé en l'honneur de tous les Saints resplendissants dans la sainte Russie», bâtie entre 2000 et 2003 sur le lieu de l'assassinat de la famille impériale; et aussi l’intéressant Centre Boris Eltsine, qui retrace l’histoire du premier président de la nouvelle Fédération de Russie, confronté au chaos économique et politique des années nonante suite à la chute du régime soviétique.

Bouleaux et marais

Nous sommes désormais en Sibérie. Oh, seulement en Sibérie occidentale, selon la nomenclature des géographes. Nous allons maintenant parcourir quelque 1500 kilomètres jusqu’à Novossibirsk, soit une bonne vingtaine d’heures de train. Durant une longue journée, celui-ci fonce au travers d’un paysage infiniment plat, inlassablement parsemé de bouquets de bouleaux et de marais touffus où les teintes sombres alternent avec des verts doux jaunis par l’automne. Désormais, c’est vers le nord que coulent les larges cours d’eau que nous croisons: l’Irtych d’abord, puis l’Ob.

Novossibirsk assume sa nostalgie soviétique! A l’hôtel, le service est dévoué mais maladroit face à l’arrivée incongrue de clients étrangers. Les métros spartiates emportent une foule silencieuse parsemée de babouchkas et de soldats en grand uniforme. Dans les quartiers d’habitation modestes, de petits marchés se sont installés, où on vend n’importe quoi à des prix dérisoires. Le tableau est parfait lorsqu’on aperçoit quelque Mig, Soukhoï ou Iliouchine survoler lentement les statues sombres et démesurées des héros communistes qui dominent la place Lénine.

Nous sommes déjà à 2800 kilomètres de Moscou, mais nous n’avons pas encore fait le tiers de notre voyage. Notre prochain trajet dure près de trente heures, toujours dans le même paysage; nous franchissons le fleuve Ienisseï et la rivière Angara, avant d’atteindre Irkoutsk au petit matin. Tout ici évoque la Sibérie. Sous un ciel bleu immaculé, un vent froid mordant contraste avec la chaleur du train. Une circulation désordonnée se fraye son chemin entre des alignées de bâtiments d’un à deux étages, dont beaucoup d’anciennes maisons en bois que le temps a enfoncées dans le terrain jusqu’à ce que les fenêtres du rez-de-chaussée – presque toujours élégamment décorées – touchent le trottoir.

(La Nation n° 2113, 4 janvier 2019)

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