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Khéops, patron progressiste

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A l’heure actuelle, la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Neuchâtel a pour adresse postale «Espace Louis-Agassiz 1». Dès l’année prochaine, cette adresse sera «Espace Tilo-Frey». Sous la double impulsion de l’extrême-gauche et du PLR local, la Ville de Neuchâtel a en effet décidé d’effacer toute référence au scientifique américano-suisse, mondialement célèbre pour ses recherches dans le domaine de la glaciologie et de l’étude des fossiles, mais désormais universellement contesté pour ses «thèses racistes», et de le remplacer par le nom d’une femme métisse et pionnière de l’égalité.

On se souvient qu’il y a une dizaine d’années déjà, quelques commissaires politiques avaient exigé que le pic Agassiz, dans les Alpes bernoises, soit rebaptisé d’un nom d’esclave africain, et aussi que le nom du scientifique soit rayé de la liste des membres d’honneur du Club alpin suisse; mais ces revendications étaient restées sans suite. A n’en pas douter, la courageuse épuration menée aujourd’hui sur le campus académique neuchâtelois constituera donc une étape importante vers la rédemption du passé sombre de l’histoire helvétique.

Et maintenant, il va falloir continuer dans cette spirale vertueuse…

Epurer les livres, les dictionnaires, organiser de grands autodafés – si possible sans émanations de CO2 – où l’on détruira tous les ouvrages incorrects, les ouvrages «genrés», ceux où les substantifs et les adjectifs ne sont pas féminisés, ceux où des animaux meurent et où des bouchers vivent.

Epurer les tableaux dans les musées et les photos sur Google. La regrettée Union soviétique maîtrisait admirablement cette discipline, mais la Suisse, avec sa tradition de rigueur et de méticulosité, saura certainement faire mieux. L’intelligence artificielle va notamment aider à faire disparaître jusqu’à la moindre trace de tous les individus qui, depuis la plus haute Antiquité, ont commis quelque vilaine action – vilaine au sens de la morale actuelle, s’entend.

Epurer les aliments. C’est important aussi, et le processus est en cours. On a déjà banni les «têtes de nègres», mais il reste encore à interdire tous les aliments «non équitables», comme le souhaite l’une des deux initiatives agricoles soumises au vote populaire le 23 septembre. Après avoir imposé les poules heureuses aux producteurs indigènes, la Suisse imposera les kiwis heureux au reste du monde.

Epurer les lieux et les monuments, en ne s’arrêtant pas au seul nom d’Agassiz. On ne parlera plus des Rasses, car on sait qu’elles n’existent pas, ni de Saint-Sulpice, au nom de la laïcité. Sur le plan international, la Suisse arrive un peu tard pour se profiler dans le dossier du mausolée du général Franco, mais, comme l’a suggéré récemment un de nos interlocuteurs, elle pourrait peut-être se rattraper en proposant à l’ONU de raser les pyramides d’Egypte, dont il est de notoriété publique que les ouvriers qui les ont construites n’ont pas bénéficié de conditions de travail conformes aux standards actuels (droit aux vacances, paiement des heures supplémentaires et des horaires de nuit, sécurité au travail, protection contre le harcèlement, congé maternité, etc.).

L’ennui… c’est qu’il faudra préalablement censurer la page de l’encyclopédie Wikipedia consacrée au pharaon Khéops, où on peut lire que la réputation sulfureuse de ce dernier n’était pas forcément fondée, et que les découvertes les plus récentes de l’archéologie font état d’ouvriers «bien nourris et soignés», battant en brèche le «cliché des esclaves menés au fouet». A quand une place Khéops à Neuchâtel?

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2105, 14 septembre 2018)