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Tant de lenteur, tant de bonheur

En République populaire démocratique de France, les chaînes de télévision ont commencé à diffuser les séquences de propagande gouvernementale relatives à la nouvelle limitation de vitesse sur les routes nationales: «Passer de 90 km/h à 80, c'est gagner 13 mètres en cas de freinage.»

L’argument est scientifique, indiscutable. Le fait que les conducteurs prudents n’attendent pas les treize derniers mètres pour freiner, le fait qu’un enfant peut surgir sur la route à moins de treize mètres d’une voiture, le fait que ce chiffre treize est arbitraire et qu’on aurait pu imposer des vitesses plus basses pour gagner vingt ou vingt-cinq mètres, tout cela n’est pas scientifique. Ou pas encore, car d’ici quelques années on calculera certainement le nombre de morts tragiques qu’on pourra éviter en abaissant la vitesse à soixante ou quarante kilomètres à l’heure (l’avantage étant qu’on pourra prononcer ces chiffres normalement, contrairement aux «quatre-vingts» et «quatre-vingt-dix» actuels). La France «en marche» aura alors définitivement remplacé la France «en route».

Et ça va marcher! (sans jeu de mots cette fois) Les Français, comme beaucoup d’autres peuples occidentaux, sont des veaux. Ils râlent, ils manifestent, mais ils finissent toujours par se plier docilement aux ordres de leurs roitelets. La Révolution française a eu lieu parce qu’elle était portée par quelques puissants lobbies. Mais aujourd’hui, le raccourcissement de la distance de freinage n’entraînera aucun raccourcissement capital: ni les mesures absurdement chicanières en matière de circulation routière, ni les autres restrictions de liberté en tout genre, ne pousseront les Français à promener la tête de M. Macron au bout d’une pique dans les rues de Paris. Un certain nombre d’automobilistes vont se faire flasher plus souvent, ils paieront ainsi davantage pour renflouer le vertigineux et danaïdien gouffre financier de leur Etat-providence, et progressivement ils s’adapteront et la vitesse moyenne baissera. Les communicateurs les plus cyniques pourront alors affirmer qu’ils avaient raison, que les ukases présidentiels étaient justifiés et que treize mètres en moins ont porté bonheur aux Français.

Prochains défis pour les experts macroniens: convaincre les conducteurs qu’une vitesse de zéro kilomètre à l’heure offre une sécurité maximale; prouver qu’un avion cloué au sol par une grève a scientifiquement moins de risque de tomber qu’un avion en vol; expliquer qu’un taux de chômage de 100% a mathématiquement peu de risque d’augmenter; démontrer que les statistiques des infractions sont plus faibles dans les zones de non-droit que dans celles où le droit s’applique encore. On verra alors que les raisons d’être heureux ne manquent pas, à condition que la science soit capable de calculer le bénéfice qu’on peut réaliser en bradant sa liberté.

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2101, 20 juillet 2018)