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De la redéfinition des définitions

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Toute la presse a frétillé de satisfaction, il y a quelques semaines, en nous révélant qu’à Berlin des immigrés turcs avaient ouvert une nouvelle mosquée «libérale» et «progressiste» où hommes et femmes prient ensemble et où les homosexuels sont accueillis à bras ouverts. Selon le journal français Libération, il s’agit d’un lieu «ouvert à tous les courants musulmans, […] un lieu de débats, où il sera possible de critiquer le prophète Mahomet et de discuter de réformes de l’islam. Seuls niqabs et tchadors seront interdits, précise la fondatrice.»

En résumé, le programme de ce mouvement éminemment progressiste consiste à créer des endroits où il est permis de critiquer l’islam et où les femmes voilées sont interdites. Le concept pourrait séduire un large public.

Cette mosquée, donc, est officiellement ouverte à tous les courants musulmans. Même les plus fondamentalistes? Les responsables, nous dit-on, ont reçu un certain nombre d’insultes et de menaces de mort, tandis que les autorités religieuses turques les accusaient d’enfreindre les principes de l’islam. Heureusement que les esprits rétrogrades sont infinitésimalement minoritaires face à une immense majorité de musulmans tolérants. Toujours dans Libération, une jeune femme «trouve le projet "fantastique", même si elle aurait "bien trop peur" de se rendre à la salle de prière progressiste. "Pourtant, c’est sans doute la seule mosquée d’Allemagne dans laquelle je pourrais me sentir bien, les autres sont totalement contrôlées par le régime d’Erdogan."» Nous frémissons: de tels propos ne risquent-ils pas de faire le jeu de l’extrême-droite, en laissant croire que les imams radicaux sont moins minoritaires qu’on ne l’affirme?

Mais cessons de faire du mauvais esprit. Ce qui est vraiment passionnant, dans cette histoire, c’est de constater à quel point notre société libérale permet désormais à tout un chacun de redéfinir à sa guise n’importe quelle réalité, au nez et à la barbe des «autorités» qui prétendent incarner celle-ci. Avant l’islam, le christianisme a vécu cela, avec des cohortes de «fidèles» bien décidés à se déclarer chrétiens tout en rejetant en vrac Jésus Christ, la résurrection, le salut et toutes les autres vieilleries ennuyeuses du Credo. Dans un registre moins religieux, le fédéralisme a lui aussi été interprété et redéfini de manière plus moderne (par les centralisateurs de tout poil), de même que l’écologie (par Donald Trump) et la démocratie (par Kim Jong-un).

Quiconque contrôle le sens des mots contrôle le monde, et celui qui est capable de redéfinir les définitions est par conséquent capable de redéfinir le monde. Aussi piaffons-nous maintenant d’impatience à l’idée de revisiter à notre tour quelques concepts surannés. Le code de la route, par exemple, où il serait grand temps d’accueillir un courant plus tolérant. (Quand verrons-nous enfin des autoroutes «progressistes» ouvertes aux chauffards?) Ou alors, plus stimulant encore, le véganisme, dont une conception «libérale» inclurait généreusement tous ceux qui ne résistent pas à l’attrait d’un gigot ou d’une entrecôte. Au nom de quel dogme passéiste empêcherait-on un carnivore de se déclarer végane?

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2075, 21 juillet 2017)