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Mal léché

Alléluïa! Cela faisait cent ans que nous l'attendions, et le voilà parmi nous! Tel un banc de Raéliens ébahis de voir atterrir leur premier Elohim, tout ce que la Suisse compte d'écolos en sandales, d'amis des bêtes, de fanatiques des biotopes et d'adeptes de la mobilité douce, a manifesté sa joie d'apprendre qu'un ours rôdait à nouveau en nos contrées. Le summum de la paranoïa affective a été atteint dans le communiqué de presse de Pro Natura intitulé «Bienvenue à l'ours – Pro Natura espère que l'ours observé dans le Parc National s'installera en Suisse et n'y restera pas seul». Jamais envahisseur n'avait été accueilli avec autant d'empressement. Le texte insistait lourdement sur le fait que le plantigrade ne présentait aucun danger pour l'homme, donnant force conseils pratiques: «Si vous vous trouvez face à face avec un ours, restez calme et immobile. Parlez-lui et, surtout, évitez de fuir précipitamment. (...) Si un ours surgit inopinément devant vous et se dresse, c'est pour mieux vous voir (...). La encore, restez calme et parlez-lui». «Sans oublier non plus que l'ours mérite le respect», renchérissait l'Office fédéral de l'environnement sur son site internet.

Trois jours plus tard, l'ours avait tué un veau – qui lui avait sans doute manqué de respect. Rompant avec la propagande lénifiante du lobby écologiste, Le Matin osa dénoncer l'aveuglement de ceux qui minimisaient le danger, et le romantisme puérile avec lequel on dépeignait un animal pesant tout de même 200 kilos et mesurant trois mètres de haut. («C'est pour mieux te voir, mon enfant!») Pour ou contre? Le sujet médiatique de l'été était lancé (du moins jusqu'à l'arrivée d'un autre visiteur moins poilu mais plus sage). Tous les journaux s'y sont mis: il suffisait d'ouvrir n'importe lequel pour y trouver l'ours. On allait tout savoir sur le grizzli. Les journalistes donnaient la parole aux experts qui avaient vu les experts qui avaient vu l'ours. On savait à quelle heure il était sorti du bois, quel reste de jarret il avait avalé, et lorsqu'il avait disparu, un fonctionnaire de la Confédération venait nous expliquer qu'il était probablement parti au Tessin chercher... des châtaignes! Et pourquoi pas du persil, pour accompagner la tête de veau?

En attendant, la nounoursmania a gagné les esprits. La presse de boulevard cherche un nom à notre nouvelle mascotte. Les caricaturistes s'amusent à compléter l'écusson des Grisons. Les foules se précipitent au Val Müstair, pour la plus grande joie des hôteliers. Reste-t-il seulement quelque chose d'original et de drôle à écrire sur cet ours mal léché? Attendons plutôt l'étape suivante, lorsque les écologistes auront entrepris de réintroduire le tyrannosaure dans les bois du Jorat – un atout inestimable pour notre biodiversité! – et que l'administration, tout en martelant que la bestiole a généralement peur de l'homme, édictera quelques règles de sécurité extraites de Jurassic Park.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 19 août 2005)