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Rien ne sert de courir…

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C’est une belle fin d’après-midi, fraîche mais encore éclairée par un soleil rasant. Vous devez revenir à Pully depuis Ouchy. Vous y allez à pied, par le chemin qui longe le bord du lac.

Vous marchez d’un bon pas (car marcher lentement, ce n’est pas marcher, c’est traîner!) en regardant les montagnes joliment éclairées par la lumière déclinante, les reflets dans l’eau, les cygnes clairs qui se disputent leurs prés carrés, les nuages dans le ciel, les avions qui descendent lentement en cap 23 vers la piste de Cointrin.

Vous marchez en silence depuis quinze secondes, en respirant agréablement l’air du lac. Puis vous entendez derrière vous comme le souffle d’une locomotive à vapeur: fffh fffh fffh… Ça se rapproche. Fffh fffh fffh… Ça vous dépasse en courant mollement. Vêtement noir et bleu ciel, écouteurs dans les oreilles, ordiphone attaché au bras pour enregistrer et analyser la performance. Lentement mais sûrement, le coureur disparaît loin devant.

Douze secondes de silence plus tard. Fffh fffh fffh… Celui-là est vert et orange. Ordiphone attaché au bras, mais pas d’écouteurs. Il court plus vite; le halètement et les couleurs criardes disparaissent rapidement à l’horizon.

Sept secondes et demi s’écoulent avant que vous ne voyiez arriver le suivant, de face cette fois. Fffh fffh fffh… Jaune et violet, avec une bouteille d’eau à la main.

Ça ne s’arrête pas. Votre marche est rythmée par les croisements et les dépassements des joggeurs, parfois par deux, toujours équipés de manière sophistiquée et voyante, courant tantôt naturellement et rapidement, comme quand on veut attraper un train, tantôt avec des mouvements affectés et plutôt comiques, probablement étudiés pour faire travailler tel ou tel muscle.

Pour vous qui marchez prestement mais sans précipitation, ces omniprésentes cohortes de sportifs pressés et ahanants constituent autant de sujets d’étonnement et d’incompréhension légèrement teintée de sarcasme. N’auraient-ils pas dû partir un peu plus tôt, afin de ne pas être obligés de courir? Et ceux qui vous ont dépassé il y a cinq minutes et qui reviennent déjà en sens inverse, ont-ils donc oublié quelque chose? Tous ces gens sont-ils capables de détacher leur regard de leurs baskets pour admirer les montagnes, le lac, les cygnes, les nuages dans le ciel et les avions qui descendent vers Cointrin?

Alors que vous arrivez à destination, vous les imaginez revenus à leur point de départ. Vous avez fait trente minutes environ; eux en ont fait à peine la moitié. Vous êtes content de votre agréable promenade vespérale; eux sont épuisés et transpirants. Vous regrettez que ça ne se soit pas prolongé plus longtemps; eux rêvent d’une durée toujours plus courte. Vous réalisez que vous ne vivez pas dans le même monde qu’eux.

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2068, 14 avril 2017)