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Camarades!

Un dinosaure vous parle!

Qu’est-ce qu’on fait quand on veut faire plaisir à son professeur préféré? On va l’interviewer et on publie le condensé de sa pensée profonde sur une pleine page du Journal de Genève et Gazette de Lausanne (31.7.96). Surtout, ne pas avoir peur d’en rajouter: François Masnata, professeur de sociologie politique à l’Université de Lausanne, «a su donner une nouvelle lecture d’une histoire suisse qui avait tendance à se reposer sur ses lauriers conservateurs. […] Fédéralisme, démocratie et consensus, les piliers du système politique suisse, n’ont pas résisté à son scalpel analytique».

Le mot scalpel suggère l’idée de précision, de finesse. La pensée de François Masnata est en effet si fine, qu’elle se rétrécit à une idée, une seule, mais fixe et indéboulonnable comme un bon vieux fonctionnaire soviétique: une minorité de patrons de droite – les dominants – opprime une majorité de travailleurs de gauche – les dominés. L’axiome se décline à volonté sur tous les thèmes de la vie politique: «Ce qu’on a appelé cohésion nationale est le fait d’une élite politique et économique qui a "construit" la Suisse pour arriver à la Constitution de 1848. […] En quelque sorte, cette cohésion est imposée par une minorité à une majorité indifférente. […] En 1891, devant la montée opérée par la gauche à la fin du XIXe siècle, on crée artificiellement une fête nationale en date du 1er août. […] Le fédéralisme n’a jamais été une solution du respect des minorités. Il a toujours été au service d’une minorité de droite dominante. […] Actuellement, on n’assiste pas tant au retour d’une expression accrue des minorités, qu’à une attaque frontale d’une minorité de droite dominante contre la majorité dominée.»

A force d’opiniâtreté, il arrive parfois que la théorie du complot généralisé tombe près d’une vraie cible: «A mon avis, le Röstigraben est une construction des journalistes à la recherche de scoops et de certains journaux à la recherche d’un marché économique romand, comme Le Nouveau Quotidien Mais l’auteur du livre Le pouvoir suisse, séduction démocratique et répression suave, confortablement installé sur les hauts de la Riviera, enchaîne aussitôt: «On vit dans l’illusion qu’il existe une différence fondamentale entre Alémaniques et Romands. Cette illusion, entretenue par la classe dirigeante, permet de voiler une division plus profonde, celle qui existe entre riches et pauvres. […] Toute l’histoire de la Suisse est marquée par le fait que la politique a été à la remorque de l’économie. […] Toute la question maintenant est de savoir si les salariés se réveilleront avant qu’il ne soit trop tard. C’est une des raisons pour lesquelles la Suisse devrait entrer dans l’Europe. Elle participerait ainsi à la création d’un Etat social. Les grandes entreprises suisses s’en tirent merveilleusement bien sans l’Europe. Avant le vote du 6 décembre, le Vorort n’a fait aucune campagne en faveur de l’entrée dans l’EEE.»

Illuminant la page de son radieux sourire de dirigeant du KGB souffrant de crampes d’estomac, celui à qui les sciences politiques lausannoises doivent leur surnom de «faculté rouge» ne fait que répéter ce qu’il a toujours répété dans ses cours (ce qui permit aux ronchons de tous poils de ne pas aller l’écouter et de réussir malgré tout l’examen…). Cela ne l’empêche pas de s’adapter aux circonstances: la paix du travail, qui fut longtemps la bête noire du camarade professeur («Le consensus est la forme réussie de la coercition», écrivait-il), est soudain devenue un acquis social au moment où elle semble s’estomper: «Il y avait un compromis suisse avec une paix sociale. Ce compromis impliquait des négociations entre patrons et salariés. Mais actuellement, les conventions collectives de travail sont dénoncées unilatéralement. Les règles du jeu de la paix du travail sont rompues.»

Car sans paix du travail, on ne peut plus travailler en paix. Diantre, la place du professeur Masnata serait-elle menacée par un complot de la droite réactionnaire? Il est vrai qu’à l’Université, certains collègues le chicanent méchamment. Ils le traitent de marxiste.

(Le Coin du Ronchon, La Nation, 16 août 1996)