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Crétins au-dessus des Alpes

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Lundi 19 octobre, au-dessus de Bienne, un F-18 de l'armée suisse s'est approché, pour un contrôle visuel de routine, d'un avion de ligne Tupolev 204 de Rossiya Airlines qui se dirigeait vers Genève. A l'intérieur de ce dernier se trouvait le président du parlement russe, Sergueï Narychkine, qui n'a rien vu mais a appris l'«incident» par son entourage.

M. Narychkine, qui semble avoir les nerfs moins solides que M. Poutine, a déclenché tout un cirque diplomatique en accusant un avion de chasse de l'armée de l'air française d'avoir provoqué une manœuvre dangereuse au-dessus du territoire français. Un imbroglio médiatico-politique s'est ensuivi pendant une demi journée avant que les autorités suisses donnent les explications nécessaires. Le gouvernement russe a continué de vitupérer pendant quelques jours afin de ne pas perdre la face, mais l'incident était clos.

La seule chose vraiment effrayante, dans ce non-événement, c'est de lire les centaines de commentaires laissés sur internet par des lecteurs sous-occupés. Les uns accusent François Hollande, ou l'OTAN; les autres dénoncent les Russes qui ont abattu le Boeing malaysien. Les complotistes affirment que les Français ont certainement quelque chose à cacher, ou que les Suisses ont obéi aux ordres des Américains. Les nuls en géo demandent pourquoi les Russes sont allés survoler la France puisqu'ils devaient atterrir à Genève. Tous ceux qui ne savent pas lire (en plus de ne pas savoir écrire) en rajoutent: De quel droit un avion suisse survolait-il la France? Puis: De quel droit un avion français survolait-il la Suisse? Certains, particulièrement inspirés, trouvent scandaleux que la Suisse, pays neutre, envoie ses avions au-dessus de la zone de conflit en Syrie! Les antimilitaristes frustrés déclarent qu'il faut cesser d'acheter de nouveaux avions. D'autres prennent un ton assuré pour affirmer que le pilote du F-18 n'a pas respecté les procédures et qu'il va forcément perdre sa licence de vol. Quant aux quelques rares sages qui, au milieu de ce marécage d'idioties, essaient de rétablir les faits à partir de sources fiables et vraisemblables, ils se font insulter, traiter de «trolls» vendus à l'Est ou à l'Ouest, et on les somme de se taire plutôt que de dire n'importe quoi.

De cela, on peut tirer deux conclusions. La première, déprimante (ce qui ne plaît pas à tous les lecteurs, lesquels préféreraient, paraît-il, qu'on leur serve des textes vraiment drôles), consiste à constater le déluge d'imbécillité, d'ignorance et de méchanceté dont font preuve les foules déchaînées – de la crucifixion de Jésus-Christ aux émeutes du Maïdan en passant par la révolution française et les deux guerres mondiales, sans oublier les affrontements entre Israéliens et Palestiniens ou entre équipes de football concurrentes.

La seconde évoquerait une parfaite illustration du fonctionnement du «téléphone arabe», expression dont on ne sait toutefois si elle est désormais autorisée par la Cour européenne des droits de l'homme, et qui ne fera surtout qu'ajouter à la confusion lorsque quelques lecteurs de La Nation iront affirmer que c'est grâce à une entreprise de communication libyenne que Mme Widmer-Schlumpf a pu abattre une soucoupe volante remplie de migrants au milieu du tunnel du Lötschberg. Car c'est bien cela qui s'est passé, n'est-ce pas?

(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2030, 30 octobre 2015)