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Le pré carré

On a lu ces derniers jours que le président russe, en se rendant dans les Emirats arabes, allait dans le «pré carré» des Américains. Un pré carré en plein désert, si l'on peut dire.

Le pré carré est un incontournable du vocabulaire médiatique. Il désigne un lieu, une prérogative, un droit, un domaine de compétence, voire un privilège – oh le vilain mot! – auquel s'accrochent des gens passéistes et pathétiques, invoquant qui la législation, qui la tradition, qui la réalité d'une situation existante, toutes choses qui empêchent la progression inéluctable du Train de l'Histoire. On utilise «pré carré» pour parler des communes qui défendent leur substance face à l'Etat, des cantons qui défendent leur souveraineté face à la Confédération, de la petite Helvétie qui refuse de se fondre dans le Grand Tout européen et mondial. Peut-être aussi pour les grands-mamans qui défendent leur sac à main face à des jeunes défavorisés. Le pré carré est la matérialisation de l'«esprit de clocher», du «cantonalisme étroit», de la «Suisse de grand-papa», des «valeurs du passé» – sympathiques mais dépassées.

Pour satisfaire aux impératifs de la modernité imaginée par la presse, il importe donc que les prés carrés soient déclôturés, envahis, piétinés et, cas échéant, réquisitionnés par les gros propriétaires qui les convoitent. «Tôt ou tard» et «qu'on le veuille ou non», ajoute-t-on pour éviter d'ennuyeuses objections.

Maigre consolation pour les esprits conservateurs, il reste encore un pré carré intouchable, inviolable, indiscutable, nécessaire, juste, sacré, aimé et respecté par les journalistes: c'est celui dans lequel ces derniers cultivent leur susceptibilité corporative, leur éthique modulaire, leurs certitudes et pour certains leurs subventions. Le dernier pré carré est celui d'où la presse peut vilipender celui des autres.

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 16 février 2007)