C'est vert pour les grenouilles
«Plus d'argent pour les grenouilles de la Venoge et moins pour les archéologues.» C'est par cette formule lapidaire qu'un journaliste de 24 heures a résumé le compromis trouvé par les députés au début du mois de novembre: pour que les écologistes acceptent le crédit de construction de la route cantonale 177, qui desservira la zone industrielle d'Aclens - Vufflens-la-Ville, on y a ajouté 1,5 million de francs pour des mesures environnementales supplémentaires – au détriment du montant prévu pour les fouilles archéologiques.
De l'argent pour les grenouilles? Non, bien sûr, ce million et demi de francs n'ira pas à des batraciens, mais bien à des humains, copains peut-être des politiciens, qui se frotteront les mains à l'idée de pouvoir mener bon train la construction de trucs et de machins supposés faire plaisir aux amphibiens.
Mais, nous direz-vous, quels trucs? Quels machins? Nous ne le savons pas mais avons quelques idées. On pourra par exemple aménager sur la route des «pistes sautables» pour les grenouilles, marquées par des lignes vertes et des pictogrammes explicites. Là où la chaussée ne le permettra pas, la circulation de ces adorables bêtes sera redirigée sur les trottoirs – avec une priorité morale sur les bipèdes qui en partageront l'usage. Aux carrefours, les feux tricolores destinés aux voitures et aux piétons seront complétés par d'autres, dédiés spécifiquement aux grenouilles. Le passage des feux au vert (pour les grenouilles vertes, pelophylax kl. Esculentus) ou au rouge (pour les espèces plus exotiques) sera déclenché par divers capteurs capables de détecter les animaux attendant sagement devant la ligne d'arrêt. Pour fluidifier le trafic, on prévoira des présélections distinctes, une pour les grenouilles désirant continuer tout droit, et une autre, sur la droite, pour celles souhaitant obliquer à gauche – et qui, une fois le passage accordé, couperont donc la route des premières. Cela peut paraître complexe, mais tout sera clairement expliqué par des lignes, des flèches et des pictogrammes; pour le cas où le sol serait recouvert de neige, la signalisation sera doublée par des panneaux indiquant la disposition précise des voies de circulation.
Que dites-vous? C'est inutile? Vous croyez qu'aucune grenouille ne respectera cette débauche de peinture, de panneaux, de signaux lumineux et de systèmes électroniques hyper-coûteux installés à chaque carrefour? Vous pensez que les petites rainettes n'auront aucun égard pour ces aménagements réalisés avec tant de dévotion? Qu'elles ne songeront qu'à passer le plus rapidement possible et par le chemin le plus court, en se souciant à peine de leur sécurité et en aucun cas de la présence des autres? On voit bien que vous n'êtes pas de Lausanne! Car ce qui est décrit plus haut est exactement ce qui a d'ores et déjà été réalisé dans toute la capitale, pour une catégorie particulière de crapauds à deux roues.
(Le Coin du Ronchon, La Nation n° 2006, 28 novembre 2014)