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Lausanne-Genève: troisième voie ou nouvelle ligne?

Au printemps de cette année, un groupe de travail lié à la CITraP (Communauté d'intérêts pour les transports publics) et emmené par le professeur Daniel Mange a présenté à la presse une idée apparemment extravagante: construire une nouvelle ligne ferroviaire à grande vitesse entre Lausanne et Genève, dont la majeure partie du trajet longerait celui de l'autoroute. (1)

Cette proposition originale s'inscrit dans un contexte très actuel: entre les deux capitales lémaniques, les infrastructures de transport, tant routières que ferroviaires, sont aujourd'hui saturées. Les pouvoirs publics ont élaboré des plans d'élargissement de l'autoroute (deux fois trois pistes sur certains tronçons), mais aussi de la ligne CFF actuelle qui passerait de deux à trois voies, voire à quatre à certains endroits: c'est le projet «Léman 2030», dont le coup d'envoi vient d'être donné à Renens.

L'aménagement d'une troisième voie sur la ligne ferroviaire actuelle, au milieu de zones densément construites, prendra beaucoup de temps et coûtera très cher. Or, selon l'étude de la CITraP, un tel investissement n'aboutira qu'à un piètre progrès dans la mesure où trois voies ne suffiront pas à absorber l'augmentation prévisible du trafic: il en faudrait au moins quatre sur toute la ligne pour faire «cohabiter» un nombre croissant de trains rapides directs et intercités, de trains de marchandises plus lents et de trains régionaux s'arrêtant à chaque gare. Même si on parvenait à aménager quatre voies sur toute la ligne, le tracé de cette dernière resterait, comme aujourd'hui, inaccessible aux vitesses élevées qui s'imposent progressivement dans le trafic voyageur (200 km/h ou plus). En outre, on ne résoudrait pas le problème récurrent de l'absence d'itinéraire de remplacement entre Lausanne et Genève (problème aigu en cas de panne ou d'accident sur une ligne aussi fréquentée).

La logique de l'autoroute

Ces considérations ont amené les auteurs de l'étude à la conclusion qu'il serait plus opportun d'investir directement dans la construction d'une nouvelle ligne, à l'écart de celle existante. L'idée a déjà été envisagée par le passé. Cela permettrait de séparer les types de trafic, en acheminant rapidement les trains voyageurs directs tandis que les trains plus lents ou desservant les gares intermédiaires continueraient d'emprunter l'ancienne ligne. La logique correspondrait à celle qui a présidé autrefois à la construction de l'autoroute: offrir au trafic interville une nouvelle voie rapide hors des zones urbaines.

La comparaison avec l'autoroute est d'autant plus pertinente que l'étude propose précisément de suivre le tracé de cette dernière: des travaux d'aménagement et d'élargissement y sont prévus, qui pourraient en partie être coordonnés avec le chantier de la nouvelle ligne ferroviaire. Le profil présente des courbes larges, adaptées aux vitesses recherchées. L'impact sur le paysage serait modéré et l'acquisition de terrains serait plus facile; cas échéant, le train pourrait passer en dessous ou en contrebas de l'autoroute.

L'étude, assez détaillée tant dans les aspects techniques que financiers et politiques, chiffre le projet entre 3,8 et 4,4 milliards de francs. Ce prix est présenté comme raisonnable en comparaison des 2,8 milliards estimés pour une troisième voie sur le tracé actuel qui n'offrirait, après dix à quinze ans de travaux au minimum, qu'une amélioration réduite en terme de capacité et nulle en terme de vitesse et de tracé alternatif,

La discussion doit avoir lieu maintenant

Nous n'avons pas la compétence nécessaire pour juger de tous les éléments avancés par le groupe de travail de la CITraP. Mais il faut bien avouer que l'argumentation est convaincante et le projet séduisant. Trop ambitieux? Des infrastructures bien plus ambitieuses ont été réalisées depuis de nombreuses années sur l'axe du Saint-Gothard et dans la région de Zurich; il n'y a pas de raison que l'arc lémanique, en plein développement, soit moins bien servi!

Certains craignent que cette nouvelle proposition n'interfère dans le calendrier du projet officiel de troisième voie. Mais l'idée lancée par la CITraP est précisément une remise en question du projet officiel, auquel sont adressés plusieurs reproches qui méritent examen. Il est illusoire d'imaginer qu'on pourra réaliser l'un et l'autre, même par étapes: il faut choisir maintenant la meilleure des deux solutions et la défendre ensuite fermement face à la Berne fédérale. La possibilité de coordonner les travaux ferroviaires et autoroutiers représente également une circonstance favorable qu'on ne retrouvera pas ensuite.

Mais n'est-il pas déjà trop tard, alors que le chantier «Léman 2030» est désormais lancé? En fait, la planification annoncée montre que la première phase (2016-2030) concerne surtout l'aménagement des gares et des «nœuds» autour des deux capitales, des travaux indispensables dans tous les cas. La réalisation de la troisième voie, elle, ne devrait pas intervenir avant 2030, voire à l'horizon 2050, et à ce jour la plupart des travaux n'ont pas encore obtenu l'approbation finale de l'Office fédéral des transports. N'aurait-on donc pas le temps de réfléchir afin de déterminer l'investissement le plus utile à long terme – et de réorienter les travaux si nécessaire?

Une occasion de prendre de l'avance

Les grands chantiers font aussi les grandes nations: admettons-le, l'idée de cette nouvelle ligne est enthousiasmante. Peut-être souffre-t-elle de défauts rédhibitoires? Qu'on nous le démontre.

Ce qui serait dommage, c'est que l'option d'une ligne nouvelle ne soit rejetée que pour de mauvais ou médiocres motifs. Par exemple la réticence de certains écologistes, dont on croit à tort qu'ils souhaitent développer les transports publics alors qu'ils veulent plutôt limiter les déplacements humains et empêcher toute augmentation substantielle de capacité ou de vitesse. Ou alors l'apathie et l'inertie politique face à un projet qui n'est pas estampillé «officiel» et qui obligerait à remettre en question des plans déjà arrêtés. Mais ces derniers, comme l'a déclaré la conseillère d'Etat Nuria Gorrite à la télévision, visent en premier lieu à rattraper le retard accumulé depuis des années; ne vaudrait-il pas la peine, à cette occasion, de prendre aussi un peu d'avance sur le futur?

P.-G. Bieri

(La Nation n° 2006, 28 novembre 2014)

 

(1) Etude à télécharger sur le site internet www.citrap-vaud.ch

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