Tous mes articles

Communautés professionnelles, partenariat social: les recettes d'un pays prospère

Cet été, l'Office fédéral de la statistique a affirmé dans un communiqué que la Suisse connaissait un taux de pauvreté de 7,7%. Ce chiffre est largement exagéré, car il englobe des ménages aux revenus certes modestes mais non misérables, des situations parfois très provisoires, des personnes en formation, d'autres qui vivent de leur fortune. La vraie proportion de ce qu'on entend habituellement par «pauvreté» (taux de privation matérielle sévère, c'est-à-dire de privation matérielle dans quatre domaines sur neuf répertoriés) est de 0,8%. Pour les gens concernés, c'est sans doute encore trop, mais ce chiffre est tout de même réjouissant lorsqu'on le compare à la moyenne européenne (9,9%) et même aux pays qui nous entourent (4,0% en Autriche, 4,9% en Allemagne, 5,3% en France et 14,5% en Italie).

C'est un fait que la Suisse, «îlot de cherté» selon les litanies officielles, est surtout un îlot de prospérité dont chacun profite. Les syndicats, se fondant sur les bons résultats généraux de l'économie, ne réclament-ils pas des augmentations de salaires de 2% en moyenne pour 2015? Ils savent qu'ils n'obtiendront sans doute pas autant. Les négociations se mènent branche par branche et débouchent sur des adaptations diverses, selon les métiers et selon les régions. Il continuera d'en aller ainsi à l'avenir puisque les Suisses ont sagement refusé l'initiative populaire réclamant un salaire minimum légal, uniforme pour tous les secteurs économiques et pour toutes les régions.

Il est toujours utile de rappeler que ces négociations constituent la base du partenariat social qui fonde l'essentiel de l'économie helvétique, et qui se veut une forme de troisième voie intelligente entre le socialisme et le l'ultralibéralisme: l'Etat doit intervenir le moins possible dans le fonctionnement de l'économie en général et dans les relations de travail en particulier, mais l'économie ne doit pas pour autant être livrée à la loi du plus fort et à la guerre de tous contre tous. Il faut des règles et il appartient aux diverses communautés professionnelles de s'organiser, dans le cadre naturel de leurs activités, afin de définir ces règles d'une manière satisfaisante pour les uns et les autres.

Les discussions salariales s'inscrivent ainsi le plus souvent dans le cadre de conventions collectives de travail (CCT) négociées et signées par les représentants des employeurs (associations patronales) et ceux des employés (syndicats). Les CCT peuvent fixer des salaires minimaux, des horaires de travail, des durées de vacances et d'autres éléments des relations de travail. Plus largement, le partenariat social permet de gérer les domaines où toute une branche trouve des intérêts communs – même entre des entreprises concurrentes: formation professionnelle pour assurer la relève, ou encore institutions sociales au profit des travailleurs – par exemple pour permettre des retraites anticipées dans des métiers physiquement pénibles.

Lorsque le risque existe que des entreprises quittent leur association professionnelle dans le but de se soustraire aux obligations d'une CCT, les parties signataires de cette dernière peuvent, à certaines conditions (notamment la représentativité de la majorité des employeurs et des employés), demander à l'autorité – cantonale ou fédérale, selon les cas – de conférer force de loi à ladite convention; toutes les entreprises de la branche concernée sont alors tenues de s'y plier.

Ce partenariat social, diversement vivant selon les branches et forcément complexe – on compte plus de six cents conventions collectives qui diffèrent tant par leur contenu que par leur portée géographique et professionnelle –, est consubstantiel à la paix du travail qui s'est imposée en Suisse depuis maintenant plus de trois quarts de siècle – on situe son origine dans les conventions collectives de l'horlogerie et de l'industrie des machines, signées en 1937, et par lesquelles les parties syndicales et patronales s'obligeaient à s'abstenir de tout recours à la force en cas de litige.

Les représentants des patrons et des employés sont ainsi amenés à construire quelque chose ensemble, en évitant les affrontements stériles et destructeurs dont d'autres pays nous offrent le triste spectacle. En «mettant de l'ordre dans l'économie», le partenariat social et les professions organisées permettent de maintenir une législation et une politique relativement libérales, où les collectivités publiques s'en tiennent à leur rôle essentiel: créer des conditions cadres favorables à l'activité économique, en matière d'infrastructures de communication et de transport, de fiscalité, de sécurité, etc.

Cette conception de l'économie, fondée sur le respect de communautés professionnelles qui s'inscrivent elles-mêmes dans le cadre de communautés nationales, constitue une clé de la prospérité helvétique et reste donc le meilleur remède contre la pauvreté – bien plus que tous les filets sociaux, qu'elle contribue d'ailleurs à rendre finançables.

(La Nation n° 2002, 3 octobre 2014)

Tags:   La Nation