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Lublin

Lublin est une ville d'un peu plus de 350'000 habitants à l'est de la Pologne, à 150 kilomètres au sud-est de Varsovie. Fondée au 12e siècle, elle a par la suite été au centre de l'alliance entre la Pologne et la Lituanie. Depuis les déplacements de frontières survenus à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la ville se trouve à moins de 100 kilomètres de l'Ukraine et de la Biélorussie.

Malgré son château, ses anciennes maisons, ses nombreuses églises, ses rues piétonnes, ses parcs, Lublin n'est ni une destination touristique comme Cracovie, ni une grande ville internationale comme Varsovie. Les hôtels fréquentés autrefois par des dignitaires du parti communiste ont aujourd'hui de la peine à se trouver une clientèle. Lublin apparaît donc comme une ville polonaise «normale» où l'on rencontre essentiellement… des Polonais, fait remarquable aux yeux d'un Lausannois en visite dans cette lointaine contrée!

Le communisme semble avoir tenu la Pologne à l'écart de l'évolution du monde occidental, pour le pire mais aussi pour le meilleur. Ici, pas de bandes de «jeunes» saccageant les promenades publiques et marquant leur territoire à coups de spray, ni de vendeurs de drogue tenant étal sur les places de la ville. Les blocs d'immeubles locatifs, lugubres de loin, offrent l'image de quartiers calmes et propres lorsqu'on s'y aventure. Au centre ville, on déambule agréablement au milieu des terrasses et des boutiques, comme chez nous il y a vingt ans.

La Pologne reste – pour combien d'années encore? – un lieu de contrastes chronologiques. Des chevaux y tirent des charrues et des charrettes. L'architecture et le parc automobile sont partiellement marqués par l'époque communiste. Mais la brusque ouverture à l'Ouest a suscité, depuis quinze ans, une vague – plus ou moins désordonnée – de créations d'entreprises modernes et de développements technologiques dernier cri. Quitte à sauter peut-être quelques étapes, la population a adopté très naturellement le téléphone portable et l'ordinateur. Tout le pays donne une impression de dynamisme et de débrouillardise. Une fois terminées les palabres où l'on soupire sur la vie difficile et le gouvernement qui ne fait rien, chacun se met au travail et trouve quelque chose à cultiver, à produire, à vendre. La plupart des familles habitent leur propre maison entourée d'un terrain sur lequel elles peuvent cultiver des fleurs ou des arbustes, installer un dépôt de métal recyclé, construire un petit atelier qu'elles loueront à un artisan, à un coiffeur ou à un marchand d'habits.

Malgré cela, la vie reste relativement difficile. Les aînés se méfient de l'Union européenne dans laquelle ils voient un ferment de dégénérescence pour leur patrie, mais les plus jeunes préfèrent parler des nouveaux débouchés commerciaux qui s'offrent à eux et de l'afflux des capitaux européens qui permettront de moderniser les infrastructures. La perspective d'aller travailler à l'étranger ne séduit pas que les plombiers, et la Suisse évoque toujours l'espoir d'emplois bien rémunérés dans un cadre de vie idyllique. Pour eux comme pour nous, il faut pourtant souhaiter que la Pologne se développe et s'enrichisse sur ses propres terres – même si quelques uns de nos plus fieffés réactionnaires chuchotent qu'ils ne verraient pas d'un mauvais œil un afflux chez nous d'Européens chrétiens et volontiers conservateurs…

De fait, si la Suisse représente un pays de cocagne économique aux yeux de nombreux Polonais, la Pologne peut exercer quant à elle un indéniable attrait sur ceux d'entre nous qui ne se reconnaissent pas dans les formes actuelles du progrès et de la modernité et éprouvent secrètement la nostalgie d'une Europe plus traditionnelle! La traversée du pays rappelle quelque chose de la «France profonde» des manuels scolaires d'autrefois. On perçoit la présence d'un peuple plus que d'une population. On découvre une nation, et non un simple Etat. Des liens communautaires solides existent. La famille bien sûr, mais aussi l'Eglise catholique, plus ou moins appréciée ou critiquée, mais puissante et respectée et jouant manifestement son rôle de ciment de la société. Il est impressionnant de voir à toute heure du jour, en pleine ville, des gens entrer dans une église pour y prier quelques minutes avant de poursuivre leurs activités. Assister à la messe du dimanche matin dans la grande église moderne d'un quartier du sud de Lublin est un moment de pure béatitude. Chaque banc est plein. De nombreuses personnes se tiennent debout dans les couloirs latéraux, d'autres près de la porte d'entrée. Au total, ce sont plusieurs centaines d'habitants des alentours qui sont présents – sachant qu'il y a une autre église un petit kilomètre auparavant. Des personnes âgées, des adultes, des familles avec des enfants, des jeunes gens, certains en habits du dimanche, d'autres en vêtements de sport, quelques loubards aussi qui semblent venus là par crainte de ce qui pourrait leur arriver s'ils ne venaient pas. Autant de gens attentifs à la parole d'un prêtre en robe blanche et chasuble verte lisant la Bible à haute vitesse, sans y mêler ses états d'âmes et ses doutes existentiels, sans accompagnement de guitares ou de tambourins. L'étranger qui ne comprend (presque) pas un mot se sent malgré cela transporté par la force de la cérémonie et la ferveur et l'unité de l'assemblée.

Pour se rendre à Lublin, on peut prendre l'avion jusqu'à Varsovie, puis le car ou le train. Si l'on préfère éprouver l'Europe à ses justes dimensions, ressentir son étendue dans nos mains et nos pieds engourdis, il faut compter deux jours de voiture. Passer par l'Autriche, dormir à Vienne, puis traverser la Slovaquie et la chaîne des Tatras, redescendre sur Cracovie et enfin longer le cours de la Vistule en direction du nord-est. Ou alors, l'année suivante, partir par l'Allemagne, passer une nuit dans la magnifique ville de Dresde et traverser ensuite la Pologne dans toute sa largeur.

Les routes polonaises sont souvent de fascinantes lignes droites qui rejoignent l'horizon entre deux rangées de hauts peupliers – des arbres qui, chez nous, auraient été abattus au nom de la sacro-sainte sécurité routière! L'état des chaussées s'améliore d'année en année. Des travaux importants sont entrepris – pas toujours avec le soin nécessaire car même le bitume récent est souvent déjà défoncé. Les panneaux indicateurs permettent de se diriger facilement. Il faut en revanche s'habituer au style de conduite du pays. Savoir qu'une voiture peut dépasser sans crier gare, que le véhicule dépassé doit se tirer à droite et que ceux qui viennent en face doivent faire de même pour qu'il y ait de la place pour trois. Une fois qu'on a compris, tout se passe bien. Les Polonais se soucient peu des règles de circulation, mais ils ne sont pas agressifs comme les Français. Jamais de coups de klaxon, d'appels de phares ou de gestes rageurs: les véhicules lents sont fréquents, il y a de la place pour tout le monde. Les piétons n'ont pas la priorité, personne n'aurait l'idée de leur céder le passage, mais lorsque l'un d'eux ose enfin s'aventurer sur la route, les automobilistes s'arrêtent naturellement et sans animosité.

A Lublin, le cœur de la ville, sur une colline, est contourné au nord et à l'est par de larges boulevards où s'écoule aussi bien le trafic local que celui des longues semi-remorques assurant les transports internationaux. Ces camions omniprésents apportent leur part de rêve au pays en évoquant les horizons encore plus lointains de l'Est de l'Europe. Des horizons infiniment plats dans la ligne desquels le regard se perd depuis une esplanade de la vieille ville où subsistent les restes d'anciens murs en pierre sur lesquels les passants s'arrêtent, s'asseyent et gravent leur nom.

La Nation n° 1763, 22 juillet 2005

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