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Ne tirez pas sur les journalistes!

Frank Bridel est un journaliste qui fait honneur à sa profession. Ancien rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne, ayant travaillé aussi pour la Tribune de Genève, la Radio suisse romande et plus tard pour le journal Entreprise romande, il s'est encore fait remarquer par plusieurs contributions courageuses où il défend la Suisse, en particulier face aux accusations de collaboration avec l'Allemagne nationale-socialiste.

Constatant à quel point son métier reste mal compris par de nombreuses personnes – alors même que le travail des médias, leur évolution, leur influence constituent des sujets largement discutés dans la population –, il a publié cette année aux Editions Slatkine un essai alerte de deux cents pages intitulé Ne tirez pas sur les journalistes. Il s'y assigne deux objectifs principaux: décrire «les beautés et les servitudes du journalisme», puis examiner «d'un œil critique les mérites et les défauts de ceux qui le pratiquent».

Celui qui aime son métier en parle toujours avec une passion communicative, et c'est donc avec plaisir que l'on suit M. Bridel à travers toute une série de brèves notes où il expose ses réflexions, souvent ses souvenirs, sur la manière dont on se lance dans une telle carrière, sur les rêves, les ambitions, les qualités aussi que cela suppose, puis sur le travail concret auquel il faut s'atteler, cette «création quotidienne» avec ses horaires serrés à respecter, la manière de remplir un journal, d'aborder différents sujets, de les équilibrer, en cherchant toujours à bien faire mais en se demandant aussi, c'est bien naturel, comment cette œuvre éphémère sera reçue par les lecteurs. Des considérations sur la langue, le style, la grammaire, complètent très opportunément ce tableau.

L'auteur s'efforce de traiter aussi les thèmes qui touchent aux médias audiovisuels, mais son monde est celui de la presse écrite et c'est une tâche déjà assez grande que d'en bien parler. De fait, Frank Bridel évoque surtout la radio et la télévision lorsqu'il s'agit d'expliquer l'évolution actuelle des médias, et encore plus lorsqu'il s'adonne à l'analyse du comportement de ses confrères.

Avec ces derniers, il n'est pas toujours tendre. Il n'hésite par exemple pas à écrire: «La pratique de ce métier, donnant à ceux qui l'exercent une importance excessive et un goût du pouvoir qui leur monte fréquemment à la tête, les rend souvent arrogants ou même mufles.» Il souligne l'utilité, mais aussi le danger de ces journalistes se donnant pour mission de «déranger»; il dénonce l'agressivité instinctive, le dénigrement permanent de l'Etat et de ses autorités, les fuites qui se multiplient avec la complicité des médias, les thèmes trop souvent ignorés ou maltraités – l'armée par exemple. L'auteur dissèque le «politiquement correct», le «prêt à penser de droite… et celui de gauche», pour enchaîner sur l'éthique journalistique telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être, à travers divers exemples concrets. Deux quotidiens romands sont même suivis et analysés durant cinq semaines pour y traquer le bon et le moins bon.

Notre lecture nous a pourtant laissé le sentiment que, malgré ses piques acérées et ses remarques pleines de bon sens, M. Bridel n'a pas eu la plume très lourde à l'égard de ses confrères. Sans doute n'était-ce pas son but. Mais un certain nombre de manipulations crasses, de titres trompeurs, de présentations faussées des faits et d'œillères idéologiques mériteraient d'être un jour recensés et démontés de manière plus systématique et plus sévère.

Accordons lui cette grande qualité: Ne tirez pas sur les journalistes n'est pas un ouvrage militant. Il évoque le passé, le présent et l'intemporel d'un métier, ainsi que le monde dans lequel ce dernier évolue. A ce titre, il s'adresse aux journalistes, mais aussi à tous ceux qui les lisent et les écoutent.

(La Nation du 18 octobre 2013)

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