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Démocrates sélectifs

«Quand on empêche le peuple de s'exprimer.» Tel est le titre qu'on a récemment pu lire en tête d'un éditorial du Temps signé par M. Willy Boder. Quel choc en découvrant cela le lundi matin! Le très sérieux quotidien de l'officialité intellectuelle de Suisse romande aurait-il osé enfreindre la bienséance idéologique et regretter le rejet de l'initiative populaire «La parole au peuple»?

Qu'on se rassure: l'ordre médiatique règne. L'édito rageur n'était pas celui de lundi mais de samedi, et le «vendredi noir» de la «démocratie populaire», selon les termes emphatiques de M. Boder, était celui où les parlementaires fédéraux avaient manoeuvré pour éviter un vote du peuple et des cantons sur une autre initiative, celle de M. Thomas Minder «contre les rémunérations abusives».

«[…] le Conseil national a cloué le bec au peuple suisse. Il l'a privé du droit de vote sur un dossier très important dans l'opinion publique. Celui traitant du niveau des salaires et du mode de contrôle des rémunérations astronomiques de certains dirigeants d'entreprise.[…] Le traitement politique de l'initiative Minder met au jour une lacune du système démocratique suisse puisque la population, que les sondages disent favorable à un impôt sur les bonus et à un contrôle serré des salaires des dirigeants, ne pourra très certainement pas s'exprimer, dans les urnes, à ce sujet.»

Tout de même: formulée ainsi, cette dénonciation outrée des élites qui magouillent pour bâillonner le peuple ressemble un peu à une affiche de l'UDC ou de l'ASIN, vous ne trouvez pas? Et pourtant, M. Boder pense certainement tout le contraire: d'un côté, d'affreux populistes réclament qu'une populace bornée et mal informée puisse donner son avis sur des traités internationaux auxquels elle ne comprend rien; d'un autre côté, un valeureux journaliste s'indigne de ce que le peuple souverain et avisé ne puisse pas s'exprimer sur les hauts revenus de quelques riches patrons. Comment bien cerner cette différence? La jalousie vis-à-vis des salaires des autres constituerait-elle un sujet éminemment moins populiste que la méfiance vis-à-vis des traités internationaux?

Telle est la logique démocratique: le peuple n'a raison que lorsqu'il nous donne raison, et on ne lui demande donc son avis que lorsqu'on est à peu près sûr qu'il a le même que nous .

(Le Coin du Ronchon, La Nation du 29 juin 2012)